Si Philippe Grandrieux réalise peu de films, ils sont à chaque fois d’une portée et d’une expérience non-indifférentes. Malgré la nuit est son quatrième long-métrage, après Sombre (1998), La Vie nouvelle (2002), Un lac (2008). Le film s’ouvre sur une femme qui danse avec des effets accélérés. Elle porte une robe dorée, virevolte, et une lumière blanche spectrale dote le cadre d’une dimension saturée et vaporeuse. Il s’agit de Lola, qui, en compagnie de Lenz, cherche Madeleine à Paris : Lola l’a vue avant qu’elle ne parte avec des hommes étranges… Puis Lenz retrouve Louis : ils célèbrent leurs retrouvailles, fumant des psychotropes et s’épanchant sur leurs vies.
Le programme de Malgré la nuit est ainsi introduit. Les scènes s’alternent subrepticement alors que les cadres demeurent dans une grande pénombre faisant à peine émerger les corps et les visages. L’essentiel porte sur les relations entre les corps, entre les êtres, mais aussi sur l’absence au travers de la quête d’une femme fantomatique, Madeleine, rappelant le personnage de Vertigo d’Hitchcock.
Sous couvert d’une intrigue amoureuse, Philippe Grandrieux fait en réalité l’éloge du cinéma et de son pouvoir de conjurer les morts en hyperbolisant sa puissance elle-même spectrale, hallucinatoire, et en la dotant d’une dimension sexuelle et ornementale comme art des images mêlées, entrelacées.
« Ne te tourne pas, regarde tes fantasmes »
Malgré la nuit est une invitation à un voyage de sensations, hypnotique, où l’intrigue fait peu de cas : Madeleine étant absente, ayant mystérieusement disparu, Lenz lui substitue Hélène dont il fait la connaissance, jeune femme animée par une pulsion autodestructrice et un appétit sexuel insatiable qui la fait, bien que mariée et déjà adultérine, côtoyer des réseaux échangistes et sado-masochistes ; puis Lenz lui substitue également Léna que lui présente Louis, dont il est pourtant éconduit, laquelle est dévorée par la jalousie envers Hélène que Lenz continue de voir.
La multiplicité des personnages et des relations ne fait pourtant qu’exprimer une seule et même réalité, celle de la relation en miroir entre deux personnes, figurée par les prénoms (Lenz, Louis/Madeleine, Hélène, Léna, Lola) et les gros plans sur les visages mettant en évidence leur gémellité. C’est qu’il n’est ici question que d’une seule personne projetant ses fantasmes et ceux des autres, à l’image encore une fois de la femme hitchcockienne : c’est l’histoire d’une femme, mais surtout, d’une mère perdue pour Lenz, que la recherche d’union avec des partenaires tente de conjurer. Le cœur de l’union sexuelle est ainsi appréhendé dans une dimension fondamentalement incestueuse, comme lorsque Léna raconte à son père l’un de ses rêves où sa mère est présente. Cette femme que l’on vient chercher au royaume des morts pour s’unir avec elle par-delà l’espace et le temps, c’est bien sûr aussi la figure d’Eurydice, vers qui Orphée, s’il ne veut pas la perdre à jamais, ne doit pas se retourner.

Malgré la nuit travaille une telle hantise et une telle fascination en privilégiant une puissance visionnaire : « ne te tourne pas, regarde tes fantasmes », énonce un homme à Hélène alors qu’elle a rejoint au cœur de la nuit la forêt pour s’abandonner à des plaisirs érotiques, collectifs. C’est cet espace fantasmatique que s’adonne à filmer Philippe Grandrieux, où « tout s’estompe », où les contours se font flous, pour mieux créer un territoire de la sensation, allant jusqu’au trouble optique. Le réalisateur cherche de film en film à renforcer, intensifier les rapports entre émotion et sensation. Cet espace de la sensation est mental et audiovisuel, privilégiant le recours aux surimpressions et à la musique (composée par Ferdinand Grandrieux, le fils de Philippe Grandrieux), comme lors des scènes chantées par Léna. Mais il faut aussi y trouver une expression significative dans les gros plans de visage en extase érotique qui enchaînent sur un pan de tapisserie du lit : s’y révèle le même rapport à l’extase (due aux psychotropes ou à l’orgasme) qui permet de voir autrement dans un continuum entre l’union des corps, du corps et d’un matériau hallucinatoire, et de l’union des fils entre eux dans la tapisserie, révélant un espace sexuel, sensuel, ornemental, fantasmatique.
« Éprouver bassement »
Malgré la nuit propose en effet le retour à un état primitif (il est fait mention dans le film de cannibalisme à la suite de prise de drogue), à une plénitude vitale et sensuelle dont il convoque le modèle de splendides et majestueux poissons aux écailles multicolores dans un aquarium, commenté par le père de Léna qui en fait l’éloge : c’est un état de grâce et de splendeur de mouvements, de pleine présence, où les poissons expriment leur nature, la nécessité de leurs instincts, en partie inatteignable à l’homme.
Cette description peut, pour sûr, servir de modèle et d’horizon à l’image cinématographique de Philippe Grandrieux, organique et sensuelle, toute en transparences et feuilletages, aux splendeurs miroitantes et miscellanées. On peut en trouver encore une expression dans la figuration des corps féminins de Léna et d’Hélène, immergés dans un bain, dans un état lascif augmenté par la prise de psychotropes et/ou la présence d’un amant, respectivement Louis et Lenz. Cet état constitue l’apologie d’un mode de vie suivant les instincts, dussent-ils être avilissants et sadiques. En d’autres termes, il s’agit, comme le formule un personnage, d’« éprouver bassement ».
Malgré la nuit engage ainsi un rapport au corps – et ce n’est bien sûr pas anecdotique ni anodin qu’Hélène soit infirmière et que l’une des premières scènes qu’il nous soit donné de voir de sa pratique professionnelle soit le lavement de corps d’un homme, certes âgé et décrépi, mais encore désirant. Ce corps est par extension celui du cinéma dont Grandrieux déploie un merveilleux spectacle, jusqu’au malaise et au dégoût.

Car tout le film réside bien dans cette tension. « Promets-moi de ne jamais te moquer de mon amour », énonce Lenz dès l’ouverture. L’amour est ici pris très au sérieux, comme une chose intrinsèque au désir vital, mais il n’est appréhendé que dans sa dimension la plus envoûtante, obsédante, jusqu’à la destruction ; il est maudit et répète un trauma originel lié à la séparation d’avec la mère, cet univers placentaire bienheureux. L’esthétique est ici explicitement psychanalytique, prenant en charge la nuit de l’âme et de l’esprit. C’est à une monstruosité à double tranchant que nous convie Philippe Grandrieux et dont il est coutumier, bien qu’elle vire ici à une forme de caricature par la radicalisation à laquelle elle soumet le spectateur : c’est une beauté sidérante dans chaque plan, mais cette beauté a le revers d’un terrible théâtre de la cruauté.