Cinq membres d’une famille, les parents et leurs trois enfants, forment un tout avec leur environnement. Le frère et la sœur entretiennent un lien fusionnel éprouvé par l’arrivée d’un étranger. Tout l’éventail artistique de Philippe Grandrieux (cinéma avec La Vie nouvelle en 2005 ou Sombre en 2002, mais aussi art vidéo et installations visuelles et sonores) se retrouve dans Un lac. Cette approche très plasticienne ne l’empêche pas ici de respecter la mise en œuvre d’un récit et de personnages touchés par une poésie à la fois sensualiste et brute. Le film fut salué lors de la 65e Mostra de Venise où il a reçu la Mention Spéciale dans la catégorie Orizzonti.
Dans une maison isolée, près d’un lac encadré de froides montagnes, vit donc une famille. Alexi (Dmitry Kubasov) et sa sœur Hege (Natálie Rehorová) entretiennent un rapport fusionnel. L’étreinte qui scelle leur première cohabitation à l’écran est largement érotisée, autant par le filmage que par la matière sonore, ils semblent se fondre en un seul et même corps. Une mère aveugle, un père discret et un frère plus jeune observent en silence cet amour incontrôlable.
La facture visuelle est fidèle à la touche du cinéaste ; une image vacillante qui tire bien souvent vers le flou. À ce propos, il convient de noter, pour souligner l’aspect très personnel de sa démarche, que Philippe Grandrieux contrôle lui-même l’image et le cadre. Le montage déstructure les gestes et les corps que le réalisateur semble vouloir épouser et rendre sensibles pour le spectateur. Sur ce mode, la scène d’ouverture met en rapport Alexi, le frère, et la nature. L’engagement du corps est capté avec force, à base de gros plans déconstruisant l’effort déployé pour abattre un arbre. À la chute de celui-ci, la caméra s’attarde en contre-plongée sur les cimes mouvantes et le ciel. Ce rapport avec la nature oscillant entre harmonie et lutte se perpétue lorsque Alexi, sur le chemin du retour, est pris d’une crise d’épilepsie. Ses convulsions forment un sarcophage de neige, dans lequel il s’enfonce tragiquement.
Aucune norme morale ne semble avoir pénétré cet espace, une atmosphère primitive et animiste semble lier les personnages, aussi bien entre eux qu’avec la nature. Une sorte de cosmos originel a cours ici et l’absence d’indication géographique ou temporelle renforce cet aspect. Le casting à dominante Russe est une véritable valeur ajoutée dans la mesure où il infuse une atmosphère d’étrangeté et de mysticisme. On pense forcément à Tarkovski, notamment au Miroir mais aussi à Solaris, dans cette relation à un lieu qui fait figure de centre de gravité (la maison, l’étendue d’eau, la forêt) et que l’on ne quitte que dans un geste d’arrachement. L’attachement à ces liens familiaux sacrés renvoie quant à lui à Alexandre Sokourov, particulièrement à Mère et fils (1997) et Père et fils (2003). L’analogie avec ce dernier peut se poursuivre par les scènes d’intérieurs où les contours des visages et des corps plongés dans l’obscurité sont justes dessinés par des lumières ocre. On peut considérer que le cinéma de Philippe Grandrieux tend, comme pour ces deux réalisateurs russes, vers une recherche de la pureté.
Cette famille isolée voit arriver Jurgen (Alexeï Solonchev), une figure de l’étranger à la beauté animale ; son apparition à Alexi est véritablement traitée sur le mode de la visitation. La seule indication est qu’il « vient pour le bois ». En un simple champ-contrechamp puis en les réunissant dans le cadre, l’esthétique vibrante parvient à faire ressentir le trouble qui émane de la rencontre de Hege avec Jurgen : une sorte d’apparition mutuelle. Se situe ici la dynamique dramatique du film, cet adjuvant entraîne une modification de rapports qui semblent installés au bord du lac depuis et pour toujours. L’irrépressible et réciproque attirance de Hege pour Jurgen, bientôt consommée, met Alexi à l’épreuve d’une terrible jalousie et d’un sentiment de perte, de sa sœur, de lui-même et d’un lieu.