Entre la petite frappe excitée qu’il fut à ses débuts chez Scorsese et la transe mystique du Bad Lieutenant de Ferrara, on oublie parfois qu’Harvey Keitel livra en 1978 avec Mélodie pour un tueur une performance digne de celle de De Niro dans Taxi Driver. Premier long-métrage du scénariste James Toback, le film est resté largement invisible, sans doute parce que son auteur ne parvint jamais à s’imposer dans le sérail du Nouvel Hollywood. Il inspira pourtant un remake à Jacques Audiard en 2005 : De battre mon cœur s’est arrêté, avec un Romain Duris moins animal que le jeune Keitel. Présenté à Cannes Classics il y a quatre ans, le film de Toback ressort aujourd’hui dans une version numérique restaurée.
Mélodie pour un tueur est un objet insolite à un double titre : c’est un film d’introspection à la fois pour son auteur et pour son acteur principal. Le jeune Harvey Keitel, émule de l’Actors Studio, y trouve un personnage matriciel, Jimmy Angellini, gangster médiocre, marchant à contrecœur dans les traces de son père, mais aussi fin mélomane et virtuose contrarié. Ses ambitions musicales se conjuguent mal avec l’allégeance à la loi du milieu que lui impose sa filiation : hybride improbable entre le George Baines de La Leçon de piano (Jane Campion, 1993) et le Charlie de Mean Streets (Martin Scorsese, 1973), Jimmy échappe à la généalogie des cancres, des mafieux ou des tueurs froids. Si Scorsese a bel et bien découvert le jeune Keitel dans Who’s That Knocking at My Door, poursuivant avec lui une collaboration étroite jusqu’à Taxi Driver, Toback décèle sa puissance contenue d’animal en cage en lui confiant ce rôle de pianiste maniaque. D’aucuns évoqueront le parallèle entre Taxi Driver et Mélodie pour un tueur, filmés par le même chef opérateur, Michael Chapman, dans le New York calamiteux des années 1970, repère de junkies et de truands. Mais comme pour railler la comparaison, Carol, le personnage de Tisa Farrow que Jimmy poursuit en vain de son désir, lui dénie toute parenté avec Travis Bickle : « You are a horrible driver. » lui fait-elle remarquer lors de leur première rencontre avant même qu’il n’encastre sa Cadillac dans une autre berline.
Sous ses airs de vestale frigide, la cadette de Mia Farrow est la seule qui parvienne à cerner le mal-être de Jimmy. Quand face à son silence insondable, il lui reproche d’être aussi folle que lui, elle lui répond imperturbable : « You’re not crazy, you’re just scared. » Angellini ne porte ni blessure de guerre ni trauma national, c’est un anxieux. Mélodie pour un tueur fait le portrait de cet homme, animal et noueux, qui se hait plus encore qu’il ne hait les autres. Toujours affublé de son magnétocassette, il ne cesse jamais de pianoter nerveusement une partition qu’il connaît par cœur et par corps. La Toccata en mi mineur de Bach que répètent inlassablement les doigts du pianiste prend valeur de rituel, et la musique intra-diégétique tient lieu de dialogue entre le monde et lui, tandis que le tapage de la ville ne parvient qu’en sourdine aux oreilles de ce mélomane autiste. Les grands compositeurs classiques dont les portraits ornent son appartement voisinent avec les tubes de rock des années 1950 et 1960, ceux des Jamies, des Chiffons et des Drifters, qui accompagnent ses collectes d’argent pour son père.
On aurait tort de ne voir dans le personnage de Jimmy Angellini qu’un avatar des anti-héros du Nouvel Hollywood. C’est pourtant une des lectures que défend Toback en confrontant le pianiste introverti à une série de figures de masculinité : son père (Michael V. Gazzo), un parrain sur le retour qui ne peut compter que sur un fils qui ne lui ressemble pas pour maintenir son autorité effritée, et surtout Dreems, campé par un Jim Brown tout en muscles – l’un des Douze Salopards d’Aldrich. Le pimp de Carol (Tisa Farrow) qui distribue coups et caresses avec la même ferveur, a la puissance masculine et sexuelle qui fait défaut à Jimmy. En mettant face à face le gringalet Jimmy et le sculptural Dreems, Toback entendait railler « la médiocrité de la classe moyenne blanche ». Jimmy est pourtant bien autre chose que le reflet d’une société en mal de repères. Andrew Sarris, dans une charge sans concession contre Toback, avait perçu cette forme de haine de soi qui traverse toute la filmographie du cinéaste. Premier long-métrage écrit et réalisé par Toback, Mélodie pour un tueur (Fingers) fut en grande partie financé par les recettes d’un scénario qu’il avait écrit pour Karel Reisz quatre ans plus tôt, Le Flambeur (Gambler, 1974), inspiré de ses propres démons. Si Le Flambeur tenait de l’autoportrait littéral, Mélodie pour un tueur, que Sarris décrit comme « un autoportrait plus masochiste encore », gravit un échelon supérieur dans le dégoût de soi. Peu importe la piètre estime de Sarris pour Toback, qui ne démérite pourtant pas avec ce premier film. Il touche du doigt l’enjeu véritable de Fingers : le portrait d’un homme incapable de réaliser les espoirs que ses parents ont placés en lui.
Loin de sombrer dans une folie meurtrière, Jimmy Angellini est quelqu’un qui fait sans cesse face à son propre échec. Incapable d’échapper au joug parental, il arbore une coupe de garçonnet et traîne son radiocassette comme un jouet. Appliqué et méticuleux, la moindre fausse note dans son quotidien sonne comme un désaveu. Il échoue pourtant dans tout ce qu’il entreprend et la structure même du film repose sur une série d’humiliations : paternelle – il ne peut s’opposer aux ordres de son père et ne réussira pas à le protéger de ses ennemis ; maternelle – musicienne elle-même, sa mère internée dans un institut, le rejette violemment en apprenant son échec à l’audition de piano du Carnegie Hall ; amoureuse – son désir pour Carol n’est pas réciproque ; professionnelle – il échoue à l’audition de piano sur laquelle il fondait tous ses espoirs, n’arrive pas se faire craindre des concurrents de son père, qui le collent en riant dans les pattes du premier policier qui passe… Foncièrement incompétent, ignoré ou rejeté par ceux en qui il espère trouver de l’affection, Jimmy est contraint d’accomplir une vengeance qui n’est même pas la sienne.
Bien qu’on y croise des stars de la Blaxploitation (Jim Brown) et des habitués du film de gangsters (notons en particulier la présence de Tony Sirico et Dominic Chianese alias Paulie Walnuts et Junior Soprano dans la fameuse série de David Chase), Mélodie pour un tueur échappe aux catégories du film de genre autant qu’à la satire politique d’une Amérique en proie au désarroi. Pire qu’un opposant au système ou un fou sanguinaire, Jimmy est un homme qui ne déçoit pas seulement les aspirations de son pays mais aussi celles de ses parents et de tous ceux dont il voudrait gagner le respect. Une âme damnée.