Jacques Audiard veut à tout prix œuvrer avec originalité au cœur du cinéma français : c’est ce que rend évident ce quatrième film traversé par les contradictions. Le scénario recherche l’inventif, la séduction à tout prix (personnage attachant, événements inattendus, frottement entre violence et tendresse) ; la mise en scène aussi cherche à séduire, et s’occupe à emballer ça avec style. Mais la réelle tension que le film parvient à faire ressentir par moments se dégonfle inexorablement, telle une baudruche.
Suivant les traces de son père, Tom trempe dans des magouilles immobilières aboutissant souvent à des affrontements violents. Rencontrant un jour l’ancien imprésario de feue sa mère, pianiste de concert, il décide de se remettre au piano avec l’aide d’une jeune vietnamienne ne parlant pas un mot de français. L’amateur d’électro s’immerge dans Bach, le promoteur véreux néglige son boulot, le fils cherche sa place face à son père, le tchatcheur expérimente la barrière des langues, et bien sûr le petit dur dragueur découvre la sensibilité et l’amour. Sauf que… eh oui, le passé nous rattrape toujours.
Remake de Mélodie pour un tueur, De battre mon cœur s’est arrêté propose un pendant contemporain à la violence sèche des séries B des années 1960 – 70. À la simplicité brutale empreinte de maniérisme que cultivaient ces dernières, Audiard substitue une esthétique dans l’air du temps, efficace, séduisante : caméra à l’épaule, fuyante, à la fois fluide et confuse, montage rapide, univers sonore chiadé, électro pulsative ou planante… le tout assorti d’une double ambition de recyclage cinéphilique (le Scorsese première période n’est pas loin, Audiard père non plus) et de réalisme (le milieu immobilier remplace la mafia). Il en résulte une œuvre forcément hybride. De cette hybridité, elle pourrait faire sa force. Mais elle se retrouve plutôt le cul entre deux chaises.
Sur mes lèvres reposait sur le même principe de grand écart : entre personnages que rien ne prédisposait à se rencontrer, entre naturalisme social et archétypes de film noir. Bien qu’à la limite de l’artifice, le film, porté par une grâce fragile, parvenait à emporter l’adhésion. D’abord parce que l’esthétisme, utilisé ici avec trop de systématisme et de paresse pour toucher vraiment, y ouvrait la porte à une vraie sensualité. Grâce, ensuite, à la belle relation qui se nouait entre Emmanuelle Devos et Vincent Cassel, magistraux, ainsi qu’au minimum d’attention porté au personnage éculé du malfrat (lequel bénéficiait en outre de l’opacité d’Olivier Gourmet).
Ici, le mafieux russe, pur cliché désincarné, ne convainc pas une seconde. Duris et Arestrup, tous deux impressionnants, développent une relation père-fils touchante, mais le film ne lui laisse pas le temps de s’épanouir, trop occupé à fureter un peu partout avec son personnage principal. Duris a beau donner chair à ce dernier avec conviction et porter ainsi le film sur ses épaules, il ne parvient pas à faire oublier le principe un peu facile sur lequel il est construit : un défaut cache toujours une qualité. Il y a des brutes au grand cœur, Tom est attachant malgré ce qu’il a d’agaçant, de repoussant (sa misogynie, son boulot dégueulasse). Parce qu’il a de la gouaille. Mais là encore, anicroche : Audiard cherche à faire dire de manière naturelle des dialogues très écrits – truffés de vannes et de messages fiers d’avoir tout compris à la vie, genre « tout père devient un jour le fils de son fils ».
À vouloir séduire du premier coup (de fait, le film est vif, les dialogues percutants, le jeu enlevé…), il en oublie le principal : la cohérence, l’intensité, la profondeur. Il échoue à conjuguer ambition réaliste et volonté d’excès, faute d’assumer vraiment l’une et l’autre de ces deux options. En fait, il ne semble s’intéresser que superficiellement aux personnages comme aux mondes qu’il fait se rencontrer (l’immobilier en marge de la légalité, l’univers des concertistes).
Ce choc artificiel emporte d’autant moins l’adhésion qu’il repose sur une partition binaire d’un simplisme assez effrayant : du côté des hommes, la violence, le machisme ; du côté des femmes, la sensibilité et la tendresse. S’en donnant à cœur joie lorsqu’il s’agit d’exprimer la misogynie des premiers, le film est incapable de donner leur chance aux secondes, dont il a une vision toute frelatée. De la femme délaissée tombant dans les bras du meilleur ami de son mari à la professeure à la fois bienveillante (comme c’est touchant…) et autoritaire (comme c’est drôle !) en passant par la « pute » bien roulée et un peu neuneu, les personnages féminins sont d’une pauvreté affligeante. À l’image de son titre, d’une poésie facile et pompeuse, De battre mon cœur s’est arrêté s’avère un joli coup de bluff.