Révolution à Hollywood : depuis le milieu des années 1960, le cinéma suit le mouvement culturel populaire pour briser les chaînes des studios (déjà bien éreintées) dans les années 1970. Exploser les conventions, donner du crédit à la série B (Friedkin), faire de la liberté le credo ultime (Dennis Hopper), filmer la rue et ses anonymes (Schatzberg), explorer l’inconscient (Cassavetes), dénoncer l’histoire en train de se faire (Coppola)… Des cinéastes débordant d’énergie et d’amour du cinéma font fi des conventions et du manque de financements pour renouveler le langage cinématographique. Avec Mean Streets, son premier film marquant, le tout jeune Martin Scorsese (30 ans à l’époque) apporte sa pierre à l’édifice. Au-delà du fait historique — ah, De Niro mignon et encore innocent — Mean Streets est un fait cinématographique, où Scorsese établit toutes les fondations de son œuvre à venir. La Quinzaine de Cannes eut l’œil en le remarquant.
Tout jeune cinéphile qui a d’abord célébré le Scorsese « d’après », celui de Casino (au top 10 du nombre d’utilisations du mot « fuck » — dans toutes ses variantes) ou de Gangs of New York (taux d’hémoglobine équivalent), s’attend forcément au même déchaînement de violence en découvrant ses Mean Streets (« Rues dangereuses » ? trop faiblard en français). Erreur : les héros de cette œuvre finalement très singulière sont à peine des « apprentis » gangsters, juste des paumés un peu ridicules qui font semblant de jouer dans la cour des grands, volent des gamins pour aller au cinéma et prennent peur au moindre coup de feu. Un meurtre et c’est la débandade : Charlie et ses potes (même Johnny Boy, qui s’entraîne avec son flingue sur les toits des immeubles) se terrent, transpirent, halètent, on pourrait entendre une mouche voler. Tuer ou voir tuer avec le même sang-froid que Michael Corleone ne leur viendrait même pas à l’esprit.
Mais voilà : Charlie, Johnny, Tony et les autres s’ennuient, ont des rêves de grandeur. Surtout Charlie (remarquable Harvey Keitel), qui aimerait suivre les traces de son oncle si respecté dans la mafia italienne, mais reste inerte par conflit avec les valeurs religieuses qu’on lui a inculqué. « Le plus difficile, c’est le côté spirituel » : comment tout abandonner pour vivre son amour interdit avec la jolie Teresa, surveillée par son entourage très catholique, comment sauver son voyou d’ami Johnny quand tout le monde lui intime de le laisser tomber ? Comme Coppola avec Le Parrain, mais choisissant un traitement tout à fait différent, Scorsese joue avec cette contradiction inhérente au « Milieu », hypocritement attaché à la religion, mais peu avare de vies humaines. Il faut voir avec quelle aisance Charlie passe de l’austère église au bar de call-girls teinté de rouge (sang et sexe). Et le Christ tendant les bras en haut d’un immeuble est bien trop éloigné de ses fidèles, qui passent sans le voir de leur cage d’escalier bruyante à la rue, et de la rue au bar… « Le quartier et mes copains, c’est tout ce qui compte », hurle Charlie. Réplique presque enfantine, qui va l’embourber dans un méli-mélo aux proportions démentes : une dette d’argent, des menaces presque pour rire et le meurtre, le vrai, injustifié, filmé au ralenti pour prendre la mesure de l’écœurement du sang qui gicle sans s’arrêter de la gorge de la victime, alors que la vie continue ailleurs, à l’abri de ces mean streets… Magnifique scène finale, qui résume déjà le style Scorsese.
Mean Streets, c’est d’abord un film un peu plus que bricolé avec les moyens du bord, mais sans financements faramineux. Vingt-cinq jours de tournage, et une caméra qui filme à l’arraché, dans l’urgence (Scorsese venait du milieu du documentaire) mais avec une précision technique qui ne laisse rien dans l’ombre. Si contrairement à ce que l’on pourrait penser, le film n’a pas été entièrement tourné dans des décors réels, Mean Streets respire (ou étouffe, c’est selon) New York. Comme chez Cassavetes ou d’autres illustres membres du gang 70’s, Scorsese filme les corps au plus près de leur chair, laisse le temps à de longs face à face, enchaîne les scènes sans rapport entre elles. Son travail est un long développement d’une tranche de vie, pour mesurer à quelle vitesse celle-ci peut être rapidement gâchée, mais aussi comment ces jeunes citoyens des rues n’ont d’autre choix que respecter les règles du Milieu… ou mourir.
Avec ce film qui le propulsa, quelques années avant la Palme de Taxi Driver, au rang de cinéaste « à suivre », Scorsese innove à plusieurs titres. Si la violence (physique s’entend), est assez absente de Mean Streets, elle n’en reste pas moins à la fois rampante et déterminante : une bataille rangée entre prétendus copains peut finir sur une réconciliation autour d’un verre, mais quand la victime d’un assassinat utilise ses dernières forces pour étrangler son agresseur, la rigolade est finie. Scorsese souligne l’inhumanité et l’absurdité de cette violence en l’accompagnant d’une musique hors-sujet, du joyeux rock’n’roll à la chanson romantique italienne. Innovation technique encore avec l’usage récurrent du ralenti, décalage surprenant avec la vitesse dans laquelle les héros sont entraînés vers la tragédie : voir pour cela la magnifique scène d’ébriété où Charlie semble glisser sur un tapis, le spectateur le suivant dans son hébétude, puis dans sa chute incontrôlable (Scorsese avait attaché la caméra au corps d’Harvey Keitel pour être au plus près de ses mouvements). Tout est dit : d’un moment à l’autre, tout peut arriver ; et chez Scorsese, nul n’est réellement maître de sa voix intérieure (la voix-off d’Harvey Keitel est en fait celle de Scorsese lui-même), et certainement pas de son destin.