La reprise, le 19 août 2009, du film le plus populaire de Robert Aldrich répondait à une double actualité : une semaine avant le début d’une rétrospective consacrée au réalisateur par la Cinémathèque française, et le même jour où sortait le clin d’œil tarantinoïde qui invoque, entre autres héritages, le sien. C’est l’occasion de revenir sur un drôle de film d’action qui, plus que le divertissement viril un peu subversif pour lequel les rediffusions télé tendent à le faire passer aujourd’hui, aura été, comme l’essentiel de la filmographie d’Aldrich, un acte de résistance contre les conventions idéalistes des studios de l’époque.
Cinéaste virulent et farouchement attaché à sa liberté de travail et de ton, Robert Aldrich a connu son plus gros succès commercial en 1967 avec ce film de guerre sans vrai champ de bataille, qui préfigurait en quelque sorte tous les futurs films d’action mettant en scène des hommes ou des groupes sur-entraînés en incursion musclée chez l’ennemi. Sans doute cette réception publique est-elle due au mélange de comédie et d’action qui y dépassait en efficacité et en portée ce qu’on pouvait trouver dans, par exemple, La Grande Évasion réalisée quatre ans plus tôt par John Sturges ; et aussi au plaisir qu’on pouvait trouver à voir des visages familiers du cinéma américain jouer les mauvais garçons, se moquer de la hiérarchie avant d’aller semer la mort et le chaos chez les Allemands. L’air de rien, le film provoquait une certaine adhésion populaire envers des représentations et un discours tout sauf conventionnels pour l’époque, et pour tout dire assez salutaires.
Drôles de héros
Même ceux qui n’ont pas vu le film ont eu vent des aventures de ces douze drôles d’apôtres : des soldats indisciplinés de la Seconde Guerre mondiale, tous promis par une cour martiale à la pendaison ou à de longues années de prison, et qu’on décide soudain de sortir de leurs cellules pour les former en vue d’une mission-suicide d’assassinat d’officiers allemands. Pourquoi eux, pourquoi une initiative aussi exceptionnelle pour un objectif de cette importance ? Le film n’en dira guère plus, mais on sait depuis En quatrième vitesse le peu de cas que fait Aldrich de broutilles telles que la vraisemblance d’un scénario ou la nécessité d’expliciter. La seule présence de cette escouade d’antihéros — effectif inhabituel pour ce rôle généralement solitaire — à la pointe d’une lutte qu’on sait légitime, envoyés à l’abattoir et promis à l’obscurité quelle que soit l’issue de leur mission, touche déjà à l’essentiel de ce que veut amener Aldrich : la mise à mal des archétypes d’un héroïsme hollywoodien jugé impuissant à juguler la nature humaine.
Les « héros » des films d’Aldrich ne sont pas des plus rassurants. Pas vraiment des altruistes, ils n’agissent que pour satisfaire des objectifs et des besoins guère reluisants, du moins quand ils peuvent eux-mêmes les définir ; menés par leurs pulsions, ils cachent mal le défoulement qu’ils trouvent dans le déchaînement de leur violence. Les contreplongées fréquentes chez Aldrich rappellent que rien ici n’est fait pour rassurer, et surtout pas les hommes. Dans Les Douze Salopards, la lutte contre le nazisme — objectif noble s’il en est — s’en remet à un ramassis de gibiers de potence tous condamnés pour des actes purement pulsionnels aux motifs assez flous. Le film entretient l’ambivalence de l’image que renvoient sa bande de malfrats : s’ils peuvent s’attirer la sympathie du public par leur irrévérence bienvenue, on n’oublie néanmoins jamais qu’animés de motivations primaires et toutes personnelles, ils appellent constamment à un regard distant et méfiant. Jamais les circonstances n’en feront des héros, pas plus qu’ils ne donneront du panache aux actes de guerre. La scène où il faut tuer les derniers dignitaires allemands réfugiés dans une cave parachève la réfutation de tout héroïsme dans la violence guerrière : on y assiste à une mise à mort longue et compliquée — à coups de grenades et d’essence — exécutée avec des rictus douteux, et dont les victimes ennemies apparaissent soudain plus sympathiques que les Américains qui les massacrent. La seule chance que le film offre à ces derniers de toucher à une certaine grandeur d’âme, c’est dans la mort — et encore, ceux qui tombent en mission finissent-ils piégés comme des rats ou abattus dans le dos.
La revanche des troufions
La représentation de l’institution militaire, basant précisément son image sur un idéal d’héroïsme patriotique, pouvait difficilement ne pas être au diapason de ce désenchantement mordant du regard porté sur les individus. L’armée offre ici un spectacle assez pitoyable, presque autant que sous le regard de Stanley Kubrick dans les précédents Sentiers de la gloire et Docteur Folamour. Tandis que son commandement se voit montré comme une façade d’uniformes cachant une poignée d’intérêts personnels parfois contradictoires (on ne s’étonnera guère que le personnage d’officier joué par Lee Marvin soit lui-même une tête brûlée d’un respect tout relatif envers sa hiérarchie), l’entrée en jeu des « salopards » contribue de faire tourner à la farce improbable toute application de l’autorité, du protocole et des plans d’action. Une mémorable scène de comédie — bouffonnerie, plutôt — dans la comédie allait d’ailleurs valoir au jeune Donald Sutherland un rôle dans un autre acte d’irrévérence cinématographique envers l’uniforme, trois ans plus tard : M*A*S*H, de Robert Altman.
Si Aldrich se plaît à saccager les conventions de représentation, c’est ici l’affiche même de son film qui, un peu comme les deux « vieilles biques » (dixit Jack Warner) de Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, constitue un beau défi aux attentes commerciales. La seule star confirmée, Lee Marvin, doit partager la vedette avec une douzaine d’acteurs mineurs voire naissants (Jim Brown était footballeur, Trini López chanteur) soudain propulsés au premier plan, certains appelés à y rester plus longtemps que d’autres. Des visages familiers mais jusqu’ici cantonnés, souvent de par leurs racines étrangères, à des seconds rôles épars ne nécessitant qu’un accent, une gueule ou les deux. Pour certains, Les Douze Salopards, où ils incarnaient précisément des individus d’origines ethniques diverses, allait constituer le tournant de leur carrière, à l’instar du fils de Lituaniens Buchinsky/Bronson qui tiendrait l’année suivante le haut de l’affiche d’un autre film iconoclaste : Il était une fois dans l’Ouest. L’assaut de cette escouade de seconds couteaux sur le star-system, dans la foulée de leurs personnages peu fréquentables fondant sur l’ennemi commun au mépris de l’establishment, a quelque chose d’une revanche assez délectable sur la hiérarchie hollywoodienne, laquelle, ambivalence ultime, se confond étrangement avec le désenchantement par ailleurs sans concession du discours du cinéaste.