Porté par une campagne de promotion artisanale mais massive, Merci patron !, qui sort aujourd’hui en DVD, a constitué un phénomène dans les salles dont le documentaire n’est pas coutumier. Dépassant les 600 000 entrées, ce petit film au budget annoncé de 40 000 € a terrassé en longévité sur les écrans pas mal de ses concurrents. L’auteur de cet exploit en est à son coup d’essai en tant que réalisateur et le revendique. Si François Ruffin fondateur du journal Fakir attrape sa caméra, c’est qu’il se sent investi d’une mission : faire connaître la détresse économique dramatique qui frappe sa région du Nord. En épigone amiénois de Michael Moore, c’est du côté du grand spectacle qu’il va chercher la revanche sociale sous forme de redistribution des richesses.
Le vieil homme indigne
Avec une ironie potache empruntée aux Charlots dont la chanson scande le film, Merci patron ! met dos à dos les Klur, couple surendetté menacé d’expulsion et Bernard Arnault, à la tête du groupe LVMH qui a délocalisé en Pologne leur usine ECCE de Poix du Nord, la dernière à fabriquer en France les costumes de marque Kenzo. Un PDG du secteur du luxe marqué du sceau de l’infamie nationale pour son désir décomplexé d’exil fiscal vs un couple qui dîne d’une tartine de fromage blanc pour son réveillon de Noël : le combat semble perdu d’avance pour ce qui est du rapport de force. Mais il l’est encore davantage sur le ring de la sympathie médiatique. Hitchcock ne disait-il pas que plus réussi était le méchant, meilleur était le film ? Ruffin met en branle une mécanique d’activisme politique pour rendre justice à ses victimes qui semblent tout droit sortis d’un de ces contes, tel le Petit Poucet, écrits en temps de famine. Ces personnages s’opposent autour d’une idée communément partagée : être immensément pauvre, c’est révoltant. Degré zéro de la subversion politique, Merci patron ! se contentera de ces vérités qui ne font de mal à personne pour aboutir à un happy end attendu. Il suffit d’un raccourci populiste pour que le film en arrive à sa conclusion simpliste : pour faire taire cette inégalité, il faut que le riche mette la main à la poche.
Costumes et ricanements
À l’occasion de cette démonstration en action, Ruffin enfilera lui aussi un costume. Costume symbolique, tout d’abord : celui de Robin des bois dont il raconte l’histoire à ses propres enfants. Il leur fera bien répéter au cas où la métaphore aurait échappé à un spectateur trop occupé à s’esclaffer de sa petite ironie type Petit Journal de Canal + lorsqu’il demande à une ouvrière débarquée pourquoi elle n’aime pas Arnault ou s’amuse d’être inévitablement refoulé du conseil d’administration de LVMH. Qu’est-ce qu’il fait, Robin des bois ? Il vole aux riches pour donner aux pauvres. Bien, tout le monde a compris, continuons. Mais l’autre costume qu’endosse Ruffin, physique celui-ci, est bien plus malaisant : il se grime pour ressembler au fils du couple Klur en vue d’aller négocier en leur nom un arrangement financier auprès de l’administration de LVMH. On se prend alors à se demander quel temps il a fallu pour faire le casting d’une famille dont les parents incarnent si parfaitement la face sympathique de la misère laborieuse tandis que le fils ressemble physiquement autant au réalisateur. On lit surtout dans cette transformation physique toute la violence de l’instrumentalisation de cette famille. Alors que la comédie documentaire à son meilleur, celle de Luc Moullet, par exemple, sait allier légèreté de ton et profondeur du sujet, la mise en scène de Merci patron ! se contente du pauvre horizon du théâtre de boulevard où l’intrus se cache dans le placard ou se travestit pour mieux ricaner de celui qu’il dupe. Quelle idée sinistre, au passage, de la justice sociale que celle qui ment, trompe et extorque pour arriver à ses fins.
Avant que ne s’enclenche cette forme de comédie sur le modèle de l’arroseur arrosé, les premières séquences du film montrent les ruses du réalisateur pour essayer de rencontrer Bernard Arnault lors de l’assemblée générale du groupe. Tout comme Michael Moore avec le PDG de General Motors dans Roger and Me, Ruffin veut son champ contrechamp avec le grand patron, une conversation d’égal à égal. Impuissant à convoquer ce face-à-face, c’est alors comme s’il décidait de se substituer à lui en réglant lui-même le sort du couple dans le besoin. Plutôt que de dénier aux Klur leur position de victime, Ruffin en fait les pantins de son entreprise de sauvetage. Jamais le film ne donnera la chance à ses personnages d’être des sujets. Dans l’émission La Dispute diffusée sur France Culture le 31 mai dernier (soit après plusieurs mois d’exploitation du film), Charlotte Garson, Antoine Guillot et Corinne Rondeau avaient bien raison d’évoquer comme contre-modèle à ce geste narcissique les groupes Medvedkine de Besançon ou Sochaux fondés par Chris Marker dans les usines Rhodiaceta et Peugeot. Ces cinéastes, comme Bruno Muel, par exemple, confiaient leur caméra aux ouvriers dans le but de co-signer des films. Ce faisant, ils leurs donnaient une voix. Qu’offre le réalisateur de Merci patron ! à ses protagonistes ? Un gros chèque. En attendant désespérément une reconnaissance. Alors, merci Ruffin !