« J’ai changé les plaquettes de frein et le liquide de refroidissement. 350 € chez Norauto ». Prononcés par François Ruffin, ces quelques mots font écho à ce qui a été présenté comme l’élément déclencheur de l’irruption des gilets jaunes : la hausse du prix du carburant, avec pour corollaire la perte en mobilité des habitants du périurbain. En amorce du film, ils actent du même coup les conditions de possibilité d’un road movie. Le dispositif n’est pas sans rappeler l’ouverture de Merci Patron !, premier essai de François Ruffin (ici co-réalisateur aux côtés de Gilles Perret), film plus sédentaire puisqu’il s’agissait alors d’aider un couple, les Klur, à conserver leur maison. Le metteur en scène accueillait le spectateur dans sa propre salle de bain et en détaillait le mobilier, après s’être frénétiquement brossé les dents face caméra. D’un film à l’autre, Ruffin s’attache ainsi à montrer l’usure (celle des corps comme celle des pièces d’un véhicule) et le coût de l’entretien (pour se maintenir en vie et faire bonne figure).
Deux mondes
Il n’est pas anodin que dans J’veux du soleil !, un montage alterné succède au plan d’ouverture, où des images enregistrées par les réalisateurs se mêlent à des extraits d’émissions télévisées. C’est qu’au-delà d’un effet de vérité orchestré par le champ-contrechamp (le discours médiatique unanime dans la description d’insurgés « radicalisés » vs. la mobilisation joyeuse et solidaire des gilets jaunes au son d’une ritournelle vantant la « douce France »), ce sont deux mondes qui s’opposent. D’une part, il y a celui des « gens », où il existe précisément quelque chose comme l’usure, l’intime, les vicissitudes des corps mais aussi l’ancrage dans un lieu ; de l’autre, des êtres évoluant à la surface des écrans, volatils. Cette opposition, en soi problématique, participe d’une double dynamique, caractéristique de la rhétorique de François Ruffin. La première consiste à tenter de faire éprouver à ces « élites » désincarnées le vécu des « gens ». Dans Merci Patron !, on tenait par l’épaule un individu ayant revêtu le masque de Bernard Arnault (le PDG de LVMH) pour l’inviter dans une baraque à frites. Dans J’veux du soleil !, c’est Ruffin qui se met virtuellement dans la peau du président Macron, comme pour donner chair à une confrontation qui ne peut advenir (pas plus que dans son précédent film, dont la grande force était d’orchestrer, au moyen d’une ruse stupéfiante, une forme de transaction qui révélait dans toute sa nudité la violence des rapports de classe). L’autre projet consiste à ramener à la surface ce qui est enfoui, c’est-à-dire à rendre visible les souffrances souterraines. De ce point de vue, la structure de J’veux du soleil ! est exemplaire : chaque séquence se construit autour d’une rencontre sur un lieu de rassemblement, suivie d’une discussion dans le logement de la personne interrogée, comme s’il y avait besoin de ce repli sur l’intime (l’ultime échange a même lieu dans des toilettes) pour que la vie nue puisse se raconter sans détour.
Représenter
La démarche de Ruffin suscite dès lors autant l’intérêt que le soupçon. S’il souligne lui-même que son but est de sublimer les personnes qu’il rencontre, et de contrarier ainsi une humiliation qui n’est pas seulement sociale mais « esthétique », il semble, dans un même mouvement d’ordre hygiénique (comme un brossage de dent), travailler sa propre image. On a pu s’irriter, jusqu’au sein de notre rédaction, sur une tendance à la mise en scène de soi confinant à l’auto-commentaire (comme lorsque dans Merci Patron !, Ruffin se présentait à ses enfants en Robin des bois) et à l’instrumentalisation des personnages. Une scène de J’veux du soleil ! pourrait prêter le flanc à une telle critique : pour illustrer la force de conviction de personnes mobilisées malgré le froid, Ruffin ne se contente pas de raccorder par un éternuement une scène captée sur les ronds-points et une séquence en voiture pendant laquelle il laisse délibérément son nez couler, mais il en fait également le commentaire. On ne peut pourtant pas faire grief à Gilles Perret et François Ruffin de faire l’économie d’une réflexion sur la représentation. Sur leur route, ils sont amenés à découvrir une fresque, œuvre d’un gilet jaune anonyme représentant un habitué du rond-point, vieil homme au visage abîmé. On la leur présente comme une figure autour de laquelle on peut se rassembler, sorte de « totem » (par ailleurs ceint d’une auréole). L’enjeu est alors d’opposer, à une image préconstituée par le commentaire médiatique, les images que les gilets jaunes se donnent d’eux-mêmes.
Résister
Et c’est peut-être là ce qui émeut le plus, outre la dureté du quotidien qui se laisse lire sur les visages autant que dans les mots prononcés : le mouvement renouvelé de la constitution d’une communauté. Le rond-point apparaît de façon paradoxale, dans cet instant suspendu que les réalisateurs ont manifestement voulu saisir sur le vif, comme l’espace même de la démocratie, du fait de sa rotondité qui dessine le retour réflexif sur lui-même d’un groupe qui peut alors dire : « je veux ». Un vouloir absolu : « j’veux du soleil ». Ce mouvement spéculaire (qui est peut-être aussi un mouvement de révolution) va de pair avec l’idée d’un recommencement : on se rassemble autour d’un brasero comme autour d’un foyer originel (le film ne s’en tient pas à faire du gilet jaune un marqueur de visibilité dans la nuit, il tisse la métonymie en l’assimilant à la lumière chaude du soleil), on construit des cabanes, on retourne à l’enfance (des témoignages et les paroles de la chanson-titre en font mention). Les co-réalisateurs insèrent dans le montage un extrait de L’An 01, ode libertaire de Jacques Doillon qui imagine l’instant zéro d’une société à l’arrêt, où les rapports entre les individus se reconstituent sur fond d’une virginité parfaite. J’veux du soleil ! donne à voir l’investissement d’un espace par un groupe, comme pour dessiner la ligne de crête d’une résistance (ligne qu’on pourra au besoin défendre, sur le mode d’une stratégie de la terre brûlée).