À l’heure où le support DVD effectue, dit-on, ses derniers tours de piste, il existe encore quelques éditeurs qui luttent pour entretenir l’incroyable emprise affective qu’il a conquis sur la cinéphilie. Certains éditeurs, rares, font bien leur travail. Il convient de les saluer. D’autres, plus rares, accomplissent ou devancent nos désirs. Ceux-là, il faut les défendre. Ne serait-ce que pour les risques qu’ils prennent. La sortie de Milestones en DVD est un événement. Ou plutôt : la juste continuation d’un heureux événement survenu trente-cinq ans plus tôt.
Il faut parfois prendre le titre d’un film au pied de la lettre. Milestones est un jalon, un film déterminant qui, bien heureusement, ne se laissera jamais engluer dans le statut de « classique » – comme bon nombre d’excellents films, au demeurant. Nous ne parlons pas du classicisme comme écriture, grande et forte en elle-même, mais de cet affreux formol que la reconnaissance applique sur certaines œuvres-clés, tout en les rendant indiscutables. Rien ne peut arriver de pire à un film que de devenir indiscutable – il vaudrait presque mieux pour lui qu’il sombre dans l’oubli général, pour attendre, peut-être, qu’un temps meilleur le ressuscite. La tâche de la critique – qui, elle, discute – est, quand elle se pose sur eux, de sortir les « classiques » de leur formol. Mais un film tel que Milestones, aussi superbement singulier et indépendant, n’exige rien d’autre qu’un simple compagnonnage. Sa « monstruosité » (sa durée, son statut flottant, son irréductibilité) invite à en pondre des pages. Esquivons-le, pour que ceux qui ne l’ont jamais vu puissent le découvrir et optons pour la concision, afin de sauvegarder l’expérience.
Oui, Milestones est un film-monstre qui charrie pendant plus de trois heures un torrent d’images fluides, glissant les unes contre les autres. Des images au statut indistinct qui, à force de ne pas répondre à la question : «~où s’arrête le théâtre, où commence la vie ?~», la dépassent. C’est une immense coquille d’escargot, qui s’enroule ou se déroule, suivant le sens par lequel on la prend. On peut sans doute dire de Robert Kramer et John Douglas, co-réalisateurs et interprètes du film, qu’ils ont dressé là le portrait d’une génération (celle de la jeunesse contestataire américaine de la fin des années 1960). Une génération, c’est un sujet compliqué, au cinéma, où l’on manque toujours de temps. Soit on la concentre en un seul personnage, qui devient alors un symbole un peu factice ou un patchwork trop chargé. Soit on la distribue sur un large panel de personnages, liés par une origine et dispersés par leurs parcours. Cette dernière option, celle de Milestones, ne complique pas les choses, elle s’adapte à une réalité plus vaste, moins « concentrée » justement. Le film entremêle les parcours d’un grand nombre de personnages, qui tiennent tous les uns aux autres, par un rapport de plus en plus ténu. Le montage établit, entre eux, une sorte de réseau, apparaissant comme une trace de ce qui a vécu, comme les restes d’un geste commun.
Kramer et Douglas prennent leurs personnages au moment où le plus grand événement de leur vie (la révolution potentielle) vient de passer derrière eux, ou de glisser entre leurs mains. Le film se tient au plus près de ce décollement. Milestones ne sonne pas l’heure du bilan – comme pouvait le faire Le fond de l’air est rouge de Chris Marker – mais dessine un écartement, décrit un lâcher-prise. C’est bien une question d’emprise que pose le film : comment abandonner cette prise sur son temps – cette volonté « transformée » de changer les choses – qui nous apparaît, à l’heure du départ, comme le sommet de nos vies ? Et c’est pour cette raison que les personnages du films, hippies, ex-activistes, militants, nous semblent si dés-emparés. Parce que Milestones commence au moment où le hippie quitte sa communauté, où l’activiste sort de prison, où le militant reprend le travail. À ce moment d’une marche où, à la frontière de l’utopie, on garde un pied dedans tandis que l’autre vient d’en sortir. C’est, précisément, un moment de transition.
Encore dedans, déjà dehors. C’est la contradiction par laquelle sont saisis les personnages du film, tous questionnés, tous mis sur un grill indulgent (dans la mesure où les deux cinéastes ne s’en excluent pas). Lorsque la communauté se dissout sensiblement, le « moi » fait un retour glaçant au centre de leurs vies. Cette individualité que chacun, à un moment commun, a cherché à noyer, il faut désormais renégocier avec elle. Pour peut-être se rendre compte qu’elle n’avait jamais cessé de fonctionner en sourdine, y compris dans nos actions collectives. Jusqu’à quelle part de soi faut-il nier pour être un bon révolutionnaire, pour réussir sa révolution ? Après tout, la jeunesse n’est-elle pas ce mouvement, ce geste qui tend à fondre les individualités dans une politique, dans une mode, ou dans une consommation communes ? En sortir, c’est retrouver tout ces différences qu’on avait délibérément oubliées. Se retrouver dans le présent qu’on avait nié pour bâtir l’avenir (ce présent dont il faut bien se rendre compte qu’on ne le quitte jamais). Affronter seul son visage dans la glace, le matin d’après. Il faudrait un oxymore pour décrire le regard que les cinéastes posent sur leurs personnages. Quelque chose comme : exigeante tendresse, douceur critique.
Il y a, dans la démarche de Kramer et Douglas, une « liquidité » de style, une façon de rester après la bataille, qu’on pourrait prendre pour du romantisme. Disons qu’il s’agit plutôt de mélancolie, mais d’une mélancolie active, soit tout le contraire de la nostalgie. Certes, le film documente une certaine inconséquence du mouvement américain, un manque d’assises théoriques, une naïveté indécrottable qui pointent sévèrement, au moment où la contestation bat de l’aile. À aucun moment, cependant, le geste de les filmer ne s’accomplit dans la seule direction du regret. Bien sûr que le regret existe, comment pourrait-il en être autrement ? Mais au-delà, le film témoigne encore d’une volonté de comprendre, d’analyser la permanence de structures archaïques (sentimentales ?) qui prédominent chez chacun et freinent l’élan révolutionnaire. Milestones semble interroger la possibilité d’une alliance entre deux expressions, l’une politique et l’autre sentimentale. (Ce n’est pas sans étonnement que l’on retrouve Flaubert au bout du chemin, en cette belle idée : comprendre comment se rate une révolution.) Enfin, si le film nous touche encore aujourd’hui bien au-delà de l’intérêt qu’on peut porter à la période en question, c’est qu’il documente dans le même temps un autre facette du même problème : qu’est-ce que ça fait, d’avoir trente ans ? Comment ça se gère ?
Agencer plusieurs films dans un seul coffret, voilà un art délicat – celui du bouquet – que beaucoup d’éditeurs ignorent. Ici, on ne pouvait imaginer de plus judicieux compagnon à Milestones que ce méconnu Ice, diamant noir et tranchant, véritable petite mécanique affûtée, d’une folle précision. Judicieux car symétrique : les deux films se combinent à merveille, se soutiennent dos à dos. Ice se situe simplement de l’autre côté – en amont – d’une révolution qui sert d’asymptote aux deux films. En suivant les préparatifs et le déclenchement d’une action terroriste dans les rues de New York, le film nous invite à sonder ce qui, déjà, au sein des groupes, résiste à la volonté révolutionnaire. L’éclatement des hommes en une infinité de cellules nécessite une soudure permanente pour consolider l’action commune. Et cette soudure se manifeste par du discours. Chaque action est discutée dans ses moindres détails, jusqu’à ce que l’abondance de discussions sclérose l’action. La structure militaire retrouve ses réflexes autoritaires et favorise les abus de pouvoir. La négation de soi au profit de la révolution conduit à des comportements désincarnés, tandis que les leaders réclament une obéissance aveugle. Les doutes, la paranoïa, les indiscrétions entament par leur travail de sape cette belle organisation bien huilée. Enfin, l’engagement sentimental de certains s’oppose au matérialisme drastique prôné par d’autres. En deux heures et dix minutes, nous avons là comme un concentré des lignes de fuite qui détermineront plus tard l’éparpillement des personnages de Milestones. Douche froide.