Nous avions postulé un jour que peut-être, aux États-Unis, la mélancolie n’existait pas. Tout le classicisme, puis le pragmatisme américain, semblaient s’y opposer. Certes, il y avait bien des errances (Jarmusch, Van Sant), mais les personnages ne pouvaient cesser de faire quelque chose, de garder un cap et un mouvement. Or la mélancolie propose plutôt l’arrêt du temps, et sa contemplation sidérée. La crise de l’image action que Deleuze a si bien révélée, aurait pu conduire à la forme mélancolique marquée par la désillusion, et teintée parfois de la nostalgie. Cela a été le cas pour beaucoup de pays européens, l’Allemagne en premier lieu avec Fassbinder, Schroeter, Wenders. Il a fallut aussi un retour du refoulé, celui de la torture en Algérie pour Resnais (Muriel), celui des camps pour que Godard commence ses années mémoires au début des années 1990. Le retour du refoulé de la guerre du Vietnam a pourtant été le fer de lance de nombreux films américains, mais toujours sous le sceau de la crise. Le cinéma américain a quelque chose à voir avec la digestion et l’indigestion, état contrôlé ou incontrôlé de l’assimilation (des références, des histoires, des rapports humains) : la guerre du Vietnam ne pouvait pas être digérée, il fallait qu’elle ressorte avec fureur et éclate, comme les Aliens sortaient du ventre de leurs hôtes. La mélancolie est inverse, l’inverse de l’action, l’inverse du mouvement : elle est affection, retour sur soi, étalement de sa géographie intime sur le monde.
Robert Kramer est le premier, à notre connaissance, à réaliser des films profondément mélancoliques. Peut-être grâce au détour par l’Europe, peut-être aussi parce qu’ils sont tournés en 1985 et 1995, période d’un cinéma de la nuit et de son climat particulier. Les films ont l’air d’avoir été tournés dans des conditions de reportage, sans éclairage additionnel, dans une grande proximité avec les acteurs. On pourrait rapprocher le cinéma de Kramer de celui de Claire Denis, peu de dialogue, très proches des corps, image contrastée. Là où il le dépasse, c’est par sa dimension politique, et ses questionnements corolaires.
La mélancolie de Kramer n’est pas douce, malgré sa pellicule nébuleuse au grain fort qui la ferait presque passer pour de la vidéo. Au contraire, elle a quelque chose de la bile noire d’Aristote, quelque chose de profond et dur, très matériel. Pas une émotion flottante, mais un affect incarné, solide. Il y a une sorte de crudité mélancolique, un matérialisme. Cette mélancolie n’imbibe pas l’extérieur (comme le ferait Tarkovski dans Nostalghia, par exemple), mais se solidifie, comme un état intermédiaire entre le flou européen mélancolique (le bain) et l’action nette, bien délimitée du cinéma américain.
Une mélancolie contrastée
Doc’s Kingdom se déroule en grande partie en marge de Lisbonne, dans la zone portuaire. James Matter, dit Doc, un américain usé et alcoolique, exerce la profession de médecin dans un hôpital pauvre et un peu désolé. Jimmy, résidant à New-York, assiste à la mort de sa mère dans un hôpital, découvre des lettres de Doc et décide de partir à Lisbonne le retrouver.
Lisbonne n’est pas pour rien le lieu d’exil de Doc. Il fallait un petit pays, pauvre, auréolé de saudade ; européen aussi, suffisamment étranger et suffisamment proche. Lisbonne, avec ses murs décrépits, la proximité de la mer, ses restes de culture dessinés sur les murs (les vieux azulejos de l’hôpital en font un lieu à la fois antique et délabré), est une belle terre d’exil. Doc n’est pourtant pas véritablement intégré, sa cabane se faisant perpétuellement attaquer par un groupe de jeunes. En réalité, il n’a pas de place, pas de home, ni ici, ni aux États-Unis. Lisbonne pourrait être son purgatoire, si le film n’était pas aussi dénué de transcendance. La confrontation avec son fils est intéressante, car elle rapproche deux personnages solitaires et mélancoliques, mais d’une mélancolie différente, et montre par là leur inadéquation. Jimmy ne peut être le fils de Doc, bien qu’ils partagent une même femme. Il n’y a, à la lettre, aucun rapport possible entre eux, ils restent étrangers. D’où une belle leçon sur les origines : le rôle du père est un rôle qui se prend, comme celui de médecin, ou d’alcoolique, et c’est aussi une question de territoire. Le royaume de Doc (son faisceau de relations, son environnement) ne peut comprendre la filiation, elle n’est pas refusée, elle n’a tout simplement pas de sens dans un lieu d’exil. Le fils était parti chercher son père, ce qui signifiait aussi le ramener. Il se confronte à un fantôme opaque. Si l’on connaît la vie du père, celle du fils est inconnue. Il ne semble pas avoir de place non plus, mais ce qui lui manque, ce sont les possibilités d’exil, qui elles ne peuvent dériver que de la mémoire, de sa propre histoire personnelle, qu’il n’a pas encore, et qui n’est pas transmissible, de même que le lien de famille. Ceci fait écho au vieux marin atteint d’un cancer du cerveau, diagnostiqué par Doc, et qui essaie de transmettre à son petit fils qu’il est encore vivant.
Kramer décline dans Doc’s Kingdom une galerie de solitudes, qui, finalement, ne peuvent que déclamer un témoignage intime sans y trouver de lien et d’écho. Ils figurent quelque peu des idées éparpillées, idées politiques désolées qui ne peuvent plus s’incarner que dans une aura, à défaut de corps consistant. Ils s’adressent alors directement à nous, dans un climat étrange, un peu théâtral, bizarre : tel le vieux marin nous faisant écouter la cassette de son témoignage, qui est aussi une lettre d’adieu. Sont présentes également des scènes de vision, comme par exemple lorsque Jimmy prend sa mère en photo, et qu’il la voit mère les yeux ouverts, auréolée de lumière, vivante. Ces éclairs assez magiques, filmés pourtant très simplement, presque de manière naturaliste, sans effet autre qu’un contraste de lumière ou de lieu, sont le lieu vivace d’un espoir. Espoir indéfini pourtant, sans objet. Le film n’est pas très optimiste sur un salut possible des personnages, il n’en dit rien. Il ne fait que confronter un personnage (Doc) dans le « non-vouloir-saisir » (dont l’alcool est aussi l’instrument), avec un autre (Jimmy), plus animal bien que très grave, plus sensible mais dans l’indécision des engagement. Le premier dans la perte, le second dans le trouble.
Les fantômes du présent
Walk the Walk propose une vision différente des destinées de ses trois personnages. Avec à la clé encore une rupture du lien familial, qui implose plutôt qu’il explose au début du film. À chaque fois, un événement ténu (La fille, Raye, s’entaille le doigt ; le père, Abel se foule la cheville) pousse les personnages au départ. Raye part à pied, et rejoint Berlin. Le père, entraineur de course, devient marin et arrive à Odessa. La mère, Nellie, chercheuse en biologie, reste seule. Kramer crée un brouillage très intéressant entre fiction et documentaire : les personnages s’adressent à lui (hors champ), personnellement, comme quelqu’un qui les connaît (Kramer dit notamment à Nellie que lorsqu’elle était jeune, il aimait beaucoup son énergie) et les accompagne. Ainsi, la dimension un peu expérimentale du scénario (mettre des personnages dans une situation de départ) se déprend d’une vision extérieure toute puissante qui regarderait ses personnages se débattre, pour entrer dans une logique de reportage qui fonctionne sur l’accompagnement amical.
Là encore, la mélancolie est autre que dans Doc’s Kingdom. Son sujet n’est plus l’impuissance et l’incommunicabilité, mais la puissance de réalisation : Que peut un corps ? De cette question spinoziste et pratique découle non une mélancolie du hors-lieu, mais un vertige dans la découverte de la désolation. Des fantômes liés à l’aura du passé de Doc’s Kingdom, Walk the Walk nous montre les fantômes du présent : que faire maintenant ? Lorsqu’Abel rencontre l’escalier d’Odessa, il ne le contemple pas de l’extérieur, il y est déjà, et plus tard verra la guerre. Pas de surimpression avec le passé (même si la référence est évidente avec le massacre d’Odessa), ni référence cinématographique : c’est la question de la guerre au présent dont il est question, et non plus de faits passés plombants. Les faits présents imposent finalement une sidération, mais toute autre. De même pour Raye, qui se confronte à sa possible contamination par le Sida, problème éminemment contemporain et inédit (sans traces existantes dans l’histoire) qui ne laisse pas approcher sans quelque vertige. La question des rapports impossibles entre les gens qui s’ébauchait dans Doc’s Kingdom disparaît ici pour faire place à la question du rapport à soi et à ses possible : Raye ne se pose pas comme question « suis-je contaminée ou non ? », mais interroge les autres sur ce que la révélation de son Sida pourrait lui empêcher de faire : « ma voix est le résultat de ma vie », dit Raye (en tant que chanteuse lyrique).
Kramer filme aussi les environnements de ces pays étrangers : les junkies de Berlin, les travailleurs ukrainiens. Encore une fois, une dimension magique est présente. Impossible d’utiliser un autre mot, surnaturel serait donner une fausse image du rendu de Kramer. Une scène magnifique a lieu lorsque Raye rencontre une vieille dame qui, pour l’aider à s’endormir, lui fait une imposition des mains. Pas d’effet, des gros plans et le son des paumes sur le ventre de Raye accompagnés du monologue de la vieille dame font rentrer la scène dans une dimension extraordinaire, sans que les conditions matérialistes du film s’en trouvent affectées (ni même dans le scénario, Raye continuant sa route inchangée). S’il y a du surnaturel, c’est dans les rapports qui s’ébauchent, qui ne sont pas rationnels.
Ce qui n’empêche pas les discours du film d’être très pertinents, telle cette déclaration de Raye questionnée sur son métissage : « La question des origines en France, c’est compliqué. La France est très jalouse de sa culture, elle accepte pas tellement qu’on soit français en ayant deux cultures. »
« Tu sais où me trouver si tu as en besoin »
Kramer énonce cette phrase à Raye à la fin du film, la laissant partir. Elle a décidé d’attendre un peu avant de demander le résultat de son test de dépistage. La vitalité de la jeune fille au beau sourire donne une note optimiste au film, et appuie sur l’engagement (presque sartrien) des personnages.
Doc’s Kingdom et Walk the Walk sont deux films magnifiques, au style singulier. Kramer a su imposer un regard de cinéaste inédit, d’un matérialisme que nous ne pouvons aujourd’hui retrouver aussi fort, sauf peut-être chez les Straub, mais d’une manière radicalement différente. Peut-être parce que nous ne possédons plus les idées, ni les affects qui en découlent. Redécouvrir ces films est important, aussi bien pour les idées de mise en scène qui s’y trouvent que pour réaliser une étude comparée des différentes formes de mélancolie, réinventées.