Sicile, 1908. Élevée chez les carmélites, la belle et noble Eugenia doit épouser Raimondo mais ne sait encore rien des « mystères de la chair ». Avant de passer devant l’autel, elle rencontre sa tante Clorinda, qui se charge rapidement de son initiation, en termes aussi vagues qu’inquiétants : « D’abord l’extase… si douce ! Et puis du sang, encore du sang ! » Désorientée, l’innocente vierge attend fébrilement sa nuit de noces. Mais au moment crucial, les deux époux reçoivent un télégramme urgent, porteur d’une terrible nouvelle : fruits d’un trouble passé familial, ils se découvrent frère et sœur ! L’union incestueuse ne peut donc être consommée. Pour sauver les apparences, ils gardent le secret et font vœu de chasteté. Tandis que Raimondo trompe sa frustration dans la politique, Eugenia réprime ses désirs sexuels dans la religion. « Trop faible pour affronter les périls de ce monde », il lui faudra toutefois résister à la cour assidue d’un sémillant baron, puis au charme puissant de Silvano, son vigoureux chauffeur…
Malédiction !
Dès les premières minutes, Comencini affiche sa double ambition : marier gaudriole et reconstitution d’époque, sensualité et raffinement. Au générique défilent plusieurs clichés lascifs, témoignages sépia d’une pornographie balbutiante : femmes au bain, poses alanguies, fanfreluches et chastes déshabillés. De fait, Mon Dieu, comment suis-je tombée si bas ? assume pleinement sa trame de roman-photo, avec rebondissements mélodramatiques, personnages caricaturaux et comédiens au jeu volontiers outrancier : devant les coups du sort, ils roulent des yeux, lèvent les bras au ciel ou crient « Malédiction ! »… Le réalisateur multiplie les clins d’œil au cinéma muet, contemporain du récit : en guise de flash-back, il s’accorde un élégant pastiche afin de retracer les malheurs généalogiques d’Eugenia et Raimondo. Plus tard il emmènera ses deux protagonistes admirer les « prodiges de la technique moderne » – en réalité une saynète grivoise et licencieuse. Soignant les moindres détails, Comencini s’entoure d’une équipe de choc pour recréer l’ambiance des années 1910. Tonino Delli Colli (chef opérateur de Pasolini, Leone et des trois derniers Fellini) magnifie les tons chauds de la campagne sicilienne tout comme la pénombre des salons étouffants. Et Dante Ferretti (futur décorateur attitré de Scorsese) remplit avec une inventivité maniaque les intérieurs luxuriants de l’aristocratie décadente.

Derrière le faste des costumes et la trivialité de la farce se lit pourtant un discours violemment critique sur l’Italie d’avant-guerre. Loin d’une vision académique, Comencini entend démythifier le souvenir d’un âge d’or et dénonce un milieu hypocrite, bouffi d’orgueil et corseté dans ses principes moraux. Pour connaître le plaisir, l’héroïne devra se libérer des interdits, mais aussi d’une série de vêtements et de gaines qui enserrent sa chair et compriment son corps. Dépassé par tant d’agrafes, de nœuds et de jarretelles, son amant finira d’ailleurs par tirer son canif pour tailler en pièces ses habits, dans un geste qui tient autant de l’impatience lubrique que de la vengeance sociale. Car Silvano n’appartient pas au même rang qu’Eugenia, qui voit en lui un « rustre », sinon « le Diable », et rejette son odeur. « Qui travaille sue ! » lui répond-il insolemment. S’il permet à la marquise d’assouvir ses pulsions, il sera condamné pour son audace. Sans quitter le point de vue des riches, Comencini se fait ainsi l’écho d’une sourde lutte des classes, où les opprimés sont tenus de rester à leur place – à l’image de ces mineurs en grève contraints de retourner gagner leur pain.
Lisez le Poète !
Mais par-dessus tout le cinéaste s’en prend à Gabriele D’Annunzio, poète chéri des sphères mondaines, dont le culte du surhomme et de l’esthétique préfigure l’idéologie mussolinienne. Sa littérature apporte des frissons nouveaux aux esprits conformistes, fait souffler un vent d’aventure et de conquête au sein d’une bourgeoisie avide de fantasmes et de mots. Raimondo devient très vite un adepte du penseur, se gonfle de formules creuses et d’envolées patriotiques. Eugenia et ses amies tombent en pâmoison devant le grand écrivain, qu’elles imaginent arpenter la plage sur un fier cheval blanc. Comencini se moque allègrement de cette poussée de fièvre qui contamine tout un peuple : « Pourquoi ai-je fait un film pour ridiculiser le dannunzianisme et en montrer le cabotinage et le provincialisme ? La réponse est simple : parce que je suis convaincu qu’une grande partie de la culture italienne aujourd’hui est encore inconsciemment dannunzienne et parce que le mal que le dannunzianisme a fait ne s’arrête pas avec le fascisme, mais continue à s’insinuer comme un poison subtil dans tant d’aspects de notre vie. »
Si le scénario ne lésine pas sur les grosses ficelles, Comencini démontre une virtuosité indéniable dans sa mise en scène, avec un humour certain dans le découpage (les plans de coupe sur la cabane endormie pour suggérer les ébats répétés d’Eugenia et Silvano), l’usage de la musique ou les ruptures de montage (à la fureur de l’héroïne souhaitant « mettre le feu au monde » succèdent les premiers bombardements de 1914). Il profite également d’un casting de choix, jouant sur l’image de sex-symbol de Laura Antonelli, au zénith après ses prestations dans Ma femme est un violon (Pasquale Festa Campanile, 1971) et Malicia (Salvatore Samperi, 1973). Alberto Lionello campe un mari d’opérette, député bouffon qui part guerroyer en Libye pour combler son ego. Jean Rochefort s’en donne à cœur joie en séducteur français, le regard de velours et la main baladeuse. Et le jeune Michele Placido incarne le viril mécanicien, à mi-chemin entre la bête fauve et le garde-chasse de Lady Chatterley.
Venant après une période d’exception dans la filmographie du cinéaste, Mon Dieu, comment suis-je tombée si bas ? creuse un sillon moins personnel et cède parfois à la facilité commerciale, sans doute liée à des contraintes de production (la vague du cinéma érotique bat son plein). S’il ne mérite pas une réhabilitation excessive, il reste un divertissement agréable, bien supérieur aux sketchs potaches que Comencini tournera ensuite (dans les mauvais Basta che Non Si Sappia in Giro ! et La Fiancée de l’évêque) avant de retrouver sa verve à l’orée des années 1980 avec des films plus ambitieux (Le Grand Embouteillage, Eugenio).