Sorti en 1967, L’Incompris n’est peut-être pas le film le plus représentatif de la filmographie de Luigi Comencini, mais sans aucun doute son plus personnel. Quelque part entre François Truffaut et son alter ego américain Robert Mulligan, le film déploie son énergie mélancolique autour du portrait d’un enfant d’une douzaine d’années que l’on croit – à tort, évidemment – insensible au récent décès de sa mère. Cruel par moments, d’une insondable tristesse la plupart du temps, le film frappe surtout par son étonnante justesse et sa capacité à épouser le regard d’un préadolescent qui donnerait sa vie pour qu’on l’aime. Carlotta édite aujourd’hui le film en DVD.
De Luigi Comencini, on connaît surtout ses comédies populaires (Pain, amour et fantaisie, etc.) fortes d’un succès jamais égalé par le cinéma italien dans nos salles ; on connaît aussi les farces satiriques qui l’ont amené à collaborer avec les plus grands (Bette Davis pour L’Argent de la vieille, Marcello Mastroianni pour Le Grand Embouteillage). On connaît nettement moins son travail sur le monde de l’enfance, de sa belle adaptation de Pinocchio au sublime mélo qu’est L’Incompris, récit initiatique d’un préadolescent prêt à tout pour gagner l’amour et la compassion de son père depuis le récent décès de la mère adorée. Tout au long de cette heure quarante, le réalisateur suit la détresse affective d’Andrea, seul rempart d’une famille qui menace de s’effondrer depuis le drame. L’adolescent construit tout un monde pour protéger son jeune frère espiègle qu’on estime trop fragile pour lui dire la vérité sur sa mère. Cette force qu’Andrea puise au fond de lui-même pour ne pas décevoir la responsabilité qu’on lui a confiée l’amène à ne pas faire son travail de deuil. Cette situation construit un terrible malentendu avec le patriarche autant craint qu’admiré : ce dernier croit que son fils aîné est insensible au drame qui les a bouleversés, comme s’il était trop égoïste ou individualiste pour changer ses habitudes d’adolescent, toujours prêt à commettre une bêtise.
Dès les premiers plans, Luigi Comencini traduit parfaitement par le biais de sa mise en scène les contradictions propres à la situation d’Andrea. Encore enfant, profitant de l’étonnant terrain de jeu que lui offre la riche demeure familiale, il est souvent filmé en nette contreplongée lorsqu’il est dans les bras de son père, comme pour rappeler que seul ce dernier à la légitimité d’être considéré en adulte, suffisamment fort et indépendant pour distribuer son affection à qui il souhaite. Seulement, on confie paradoxalement à Andrea des responsabilités qui ne sont pas de son âge. En lui demandant de ne rien dire du décès de sa mère au petit frère, on ne lui permet tout simplement pas d’exprimer sa peine, étouffé par un rôle qu’on a lui attribué suite à une succession probable de malentendus sur lesquels personne n’a cherché à revenir. Le film de Comencini dévoile la profonde faiblesse du lien traditionnellement institué entre responsabilité et souffrance. Le film établit une sorte de droit à la souffrance des plus âgés sans être bien vieux, des plus responsables sans être bien mûrs, ou des plus conscients. L’avancée en âge n’engendre pas ici d’acceptation de la finitude qui voudrait que les benjamins soient les plus fragiles. L’incompréhension du père est double : il est incapable, d’une part, de résister à la complémentarité apparente de l’innocence et de la souffrance ; mais il lui est également impossible de se représenter la douleur de son fils aîné, plus proche de lui, et capable de révéler, de dédoubler la sienne propre. En ce sens, L’Incompris est une sorte de retournement en faveur des « orphelins de la onzième heure », et met en avant la conscience de la mort comme une première sortie de l’enfance, comme une première étape de la souffrance, et le passage à l’âge adulte comme une découverte de celle-ci.
Mais loin d’en faire un martyr, Comencini fait de L’Incompris un drame ambivalent où rien n’est manichéen mais où tout est constamment lié au sentiment et au subjectif, bref à la lecture que chacun fait des événements qui traversent la collectivité. Le père n’a rien d’un tortionnaire, bien au contraire. Bouleversé par la mort de sa femme, il n’a tout simplement pas la faculté de comprendre que son fils aîné souffre peut-être autant que lui et qu’il ne peut le charger de responsabilités que lui-même refuse d’assumer. La dernière partie du film (un summum du mélo avec la vaine tentative d’expier une faute comme dans Mirage de la vie de Douglas Sirk) prouve que le père n’a aucunement conscience de la monstruosité de son comportement aux yeux de son fils. Autour de cette relation duelle, si on trouve effectivement quelques personnages plus négatifs (comme la gouvernante à la colère ridicule mais lointaine parente de Folcoche dans Vipère au poing d’Hervé Bazin), d’autres n’en sont pas moins ambiguës : de l’oncle, à l’humour potache mais plus fin qu’il n’y paraît, au petit frère, agneau vulnérable qui devient progressivement le gardien de la prison dans laquelle est enfermé Andrea, le scénario privilégie des relations humaines aussi riches que complexes.
Ce qui bouleverse peut-être le plus dans L’Incompris, c’est la fidélité avec laquelle le réalisateur suit les faits et gestes d’un personnage pour qui l’existence est tout simplement devenue un sourd calvaire dans une prison dorée. L’importance apportée aux décors et à la mise en espace des scènes renforcent continuellement la profonde solitude qui accompagne Andrea dans sa quête affective. Le film restitue également avec une générosité désarmante les courts moments de joie et d’apparente insouciance lorsque Andrea se met en quatre pour détourner son frère de questionnements qui le conduiraient un peu trop près d’une prise de conscience. C’est à cette lisière que se situe l’adolescent, quelque part entre la quête mélancolique d’un plaisir d’enfant aujourd’hui compromis par le rôle qu’on lui a donné et cette volonté manifeste de jouer à plus grand qu’il n’est, comme lorsqu’il croit enfin être arrivé au niveau de son père lorsque ce dernier l’emmène pour la première fois de sa vie sur son lieu de travail. Comencini aurait pu sombrer dans les pires travers avec ce sujet semé d’embûches. Mais avec une grâce délicate, il déjoue les scènes les plus attendues pour donner à ce film toute la force que l’on peut prêter aux souvenirs d’un seul été, quelque part entre la cruauté des 400 Coups et les plaisirs fugaces d’Un été 42.