Poursuivant son beau travail d’édition de classiques, Tamasa propose simultanément deux œuvres fortes des années 1970 : La propriété c’est plus le vol d’Elio Petri et Le Grand Embouteillage de Luigi Comencini. Parfois injustement oubliés dans la carrière de leurs auteurs, ces films mettent en lumière un tournant important du cinéma italien : après l’âge d’or de la comédie, le ton se fait désormais plus grinçant, et le rire s’étrangle devant un tableau apocalyptique des mœurs contemporaines. Jamais la satire politique n’a paru si frontale, virulente et désespérée. Petri et Comencini signent ici deux contes d’une absolue noirceur, qui tendent au spectateur un miroir peu flatteur, démontant les rouages d’un monde gagné par la folie et l’égoïsme. Petri résume ainsi sa position face au public dans le passionnant entretien avec Jean A. Gili publié en livret : « Mon film n’est pas commercial, les personnages sont tous négatifs. En cela je ne cherche pas à suivre une mode. Je crois que l’unique manière de comprendre le futur, c’est de regarder le présent avec un certain pessimisme. »
Sexe, mort et schizophrénie
Avec La propriété c’est plus le vol, Petri épingle une société perverse et prolonge l’analyse critique menée dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon et La classe ouvrière va au paradis. Dès le générique, il affirme un style expressionniste, où la mise à nu du système libéral passe d’abord par une auscultation de l’âme humaine. Des tableaux du peintre Renzo Vespignani présentent les différents acteurs sous un jour inquiétant : visages clivés, tordus et grimaçants, comme une série de masques. Ce sentiment d’angoisse est renforcé par la musique d’Ennio Morricone, variation étouffante sur le mot « Io » (« Moi ») décliné en râles et soupirs, entre l’orgasme et l’agonie. Le sexe, la mort, la schizophrénie : voilà bien les grandes lignes d’un récit centré sur l’argent et son pouvoir destructeur. Sur fond noir, un monologue face caméra du « héros » annonce ensuite la couleur : « Moi, comptable du nom de Total, je ne suis pas différent de vous. Et vous n’êtes pas différents de moi. Nous avons les mêmes besoins, mais n’y répondons pas de la même manière. (…) Dans cette lutte, légale ou illégale, pour obtenir ce qui nous fait défaut, beaucoup souffrent de maladies honteuses, ont le corps couvert de plaies, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. D’autres s’effondrent, meurent, détruits, transformés. Ils deviennent des bêtes, des pierres, des arbres morts, des asticots. »
Total, employé dans une banque, ne supporte plus le contact quotidien avec cette richesse indécente, moteur de haine et d’injustice. Ces billets exhibés de main en main le dégoûtent, provoquent chez lui tics et démangeaisons. Pour briser cette aliénation, il démissionne et commence à harceler un boucher arrogant, vautré dans son luxe et ses certitudes. Il le dépouille petit à petit de ses biens personnels pour le « réduire à la misère », mais il se rendra compte que le vol ne suffit pas à renverser l’ordre établi. Pour effacer définitivement le besoin de propriété, il faudrait une révolution morale et mentale, et que chacun descende au fond de soi pour se libérer de l’envie. Le goût de la possession est fortement ancré dans l’inconscient, et dans la construction de l’individu « être » et « avoir » finissent par se confondre. Petri se montre particulièrement désenchanté : les cambrioleurs ne sont pas chez lui de grandes figures marxistes, mais visent seulement à « s’enrichir avec des moyens plus expéditifs, plus sincères » et représentent « la face renversée du capitalisme ».
Farce bouffonne animée d’une rage froide, La propriété c’est plus le vol témoigne d’une radicalité bienvenue, à l’heure où la gauche de gouvernement se fend de courbettes au patronat. Entre démesure baroque et formalisme brechtien, la mise en scène de Petri dévoile toutes les contradictions et turpitudes de nos démocraties modernes, où jouissance et terreur sont intimement liées : dans une scène brillamment caustique, les visiteurs se pressent à une exposition sur la sécurité, où alarmes et portes blindées sont vendues comme autant de joyaux à conquérir. Dans cet environnement malsain, la sexualité elle-même devient un jeu de rôle, l’illustration de rapports de force déviants, où chaque partenaire est réduit à l’état d’objet pour le plaisir de l’autre. Petri se permet au passage un pied de nez à son époque : alors que la sensualité triomphait sur les écrans à grand renfort de comédies grivoises (Ma femme est un violon de Pasquale Festa Campanile, Malicia de Salvatore Samperi…) le sexe apparaît ici mortifère et provoque davantage la nausée que l’excitation.
Finalement La propriété c’est plus le vol est un vrai film d’horreur, peuplé de fantômes et de vampires : il n’est pas étonnant de retrouver plus tard certains de ses comédiens dans l’univers de Dario Argento. Flavio Bucci (qu’on reverra notamment dans Suspiria) livre une prestation hallucinée, yeux exorbités et gestes saccadés, tandis que Daria Nicolodi (qui deviendra la muse du maître du giallo) étonne par sa prestation dérangeante – corps soumis à la convoitise des hommes et bouche ostensiblement maquillée d’où s’échappe parfois un rire sardonique. Par ses choix de costumes et décors, La propriété c’est plus le vol regarde la vulgarité en face. Car pour le cinéaste, « d’une certaine manière, la vulgarité est un progrès : les choses se révèlent avec leur vrai visage ; au moins il n’y a plus le grand raffinement qui cache le vide culturel. Aujourd’hui, il faut aller jusqu’au bout, il faut faire comprendre jusqu’à quel point de vulgarité désespérée, de vide, de vacuité, sont arrivés les gens et la vie humaine. »
Affreux, sales et méchants
Ce programme éprouvant semble avoir été bien retenu par Luigi Comencini, qui livre avec Le Grand Embouteillage un film plus léger, mais tout aussi mordant. Adaptant librement une nouvelle de Julio Cortázar (L’Autoroute du Sud), le cinéaste nous entraîne à la périphérie de Rome, où un immense bouchon paralyse la circulation. Au cours des vingt premières minutes, Comencini présente une quinzaine de personnages, esquissés à gros traits, à la façon d’un caricaturiste : lâches, mesquins, imbéciles et brutaux, tous paraissent échappés de la galerie des Monstres de Dino Risi. Mais Comencini ne se limite pas à cette étude de caractères et s’affranchit bientôt du film à sketches, glissant ça et là des touches surréalistes : joggeur poursuivant son footing au milieu des carcasses, starlettes photographiées sur le toit des voitures, autostoppeur impassible sur le bord de la route… Le propos s’élargit alors, et ce petit théâtre urbain devient métaphore d’un pays en crise, rongé par ses bas instincts, la course aux loisirs et l’illusion du productivisme. Dans cette Italie sclérosée, l’humanité perd ses valeurs, coincée entre une station-essence grisâtre, une décharge à ciel ouvert et des terrains en friche, où des pylônes attendent vainement l’arrivée d’un viaduc jamais construit…
Contrairement à Petri, Comencini isole des figures plus sympathiques : un routier et une guitariste tentent de nouer une brève idylle et s’inventent un refuge contre l’horreur ambiante. Ils tissent à deux une fragile utopie, mais leur élan sera brisé avec une violence inouïe, et le film bascule avec eux dans la tristesse et la désolation. Régression infantile, dissolution du lien social, nationalisme exacerbé, le dernier mouvement nous plonge dans un enfer sans retour, où toute chaleur a disparu. La messe est dite, comme le souligne ironiquement un prêtre de fortune donnant l’extrême-onction à un mort dans une ambulance : « Nous te remercions, Ô Seigneur, d’avoir rappelé à toi et accueilli en ton sein cet homme en le retirant des désastres du monde. »
Comencini réunit pour l’occasion un casting impressionnant, qui cède bien sûr aux contraintes d’une production européenne, mais semble aussi effectuer la synthèse d’une décennie entière, rassemblant pour la première fois des acteurs vus chez des cinéastes essentiels, observateurs acérés de leur époque : ainsi Fernando Rey et Angela Molina réveillent le souvenir de Luis Buñuel ; Annie Girardot rappelle l’univers de Marco Ferreri ; Gérard Depardieu, Miou-Miou et Patrick Dewaere sortent tout droit de chez Bertrand Blier, tandis que le formidable Harry Baer – dont le regard lucide porte à lui seul la conscience du film – fait planer l’ombre de Rainer Werner Fassbinder. Sans oublier les immenses Alberto Sordi, Ugo Tognazzi et Marcello Mastroianni qui charrient avec eux leur propre mythologie. Comme si Comencini avait souhaité convoquer tout le monde pour un immense banquet, un dernier feu de joie, une oraison funèbre, avant la fin des idéaux et l’engloutissement du cinéma italien, encore contestataire et intelligent, dans le bain tiède des années 1980.