En plein milieu des années 1960, l’Italie semble grossièrement scindée en deux : d’un côté, les communistes engagés dans la lutte pour les droits sociaux et qui ne rêvent que d’URSS, de l’autre, les fascistes, nostalgiques de Mussolini. Dans la famille d’Accio, modestes ouvriers, le jeune garçon fait figure de bête noire en affichant son amour pour le Duce et en contestant la Shoah. En suivant la progressive prise de conscience de ce jeune homme impétueux en quête d’un absolu, le réalisateur Daniele Luchetti suit surtout la lente déliquescence des idéaux politiques, au risque parfois de les mettre au même niveau. Mais les qualités de la réalisation, le talent des comédiens et l’indéniable générosité dont fait preuve le réalisateur parviennent à combler partiellement ces lacunes.
En Italie, tout au long des années 1960, les mouvements contestataires prennent une ampleur considérable, à l’image de ce qui se passe dans d’autres pays, la France et la Tchécoslovaquie en tête. D’un côté, les ouvriers – ou plutôt ceux qui les représentent – qui rêvent de communisme et n’ont pas encore le recul (ou la volonté) de remettre en question le stalinisme ou le maoïsme ; de l’autre, les fascistes qui récusent toute idée de démocratie et ne vivent que dans le souvenir nostalgique du dictateur Mussolini. Entre ces deux camps très clairement marqués, c’est la guerre idéologique et les affrontements n’auront de cesse de se multiplier. Autant dire que dans la famille ouvrière d’Accio, lorsque celui-ci déclare fièrement qu’il n’en a que pour le fascisme et qu’il conteste l’existence de la Shoah, tout le monde tombe des nues. Accio n’a pourtant que 13 ans, mais une détermination de fer, une colère permanente qui le rend brutal vis à vis des autres et qui lui vaut le surnom de « la teigne ». Ses rapports avec son grand frère s’enveniment lorsque ce dernier s’engage dans la lutte communiste et devient l’un des piliers de la révolte sociale dans l’usine où il travaille.
Les premières scènes du film cadrent parfaitement avec le propos. La dureté du quotidien de cette famille ouvrière est rendu par la sécheresse du cadre, la nervosité du montage, mais aussi par les interprètes, toujours à fleur-de-peau, prêts à exploser sous n’importe quel prétexte. Ici, l’engagement politique trouve ses fondements dans l’intime. Manrico, le grand frère, s’engage dans le Parti Communiste parce que son quotidien n’est que frustration. Preuve en est l’achat de cette voiture qu’il entreprend peu après avoir trouvé son premier emploi. Cet acte marque, en quelques sortes, le refus d’être broyé par le patronat, de posséder lui aussi quelque chose de beau. Accio, le petit frère qui subit autant qu’il provoque une avalanche de baffes, n’a pas de lieu à lui. Privé de chambre, il dort dans l’entrée, sans même avoir le moindre espace d’intimité pour étudier ce qui le passionne, le latin. Parqué dans un coin, comme s’il n’était pas un enfant désiré, Accio n’établit que des rapports de violence avec les autres pour qui il nourrit une haine grandissante. Son seul ami, un commerçant qui fait un temps office de père de substitution, le familiarise au fascisme en idéalisant la figure de Mussolini.
Les années passent et les rapports n’évoluent pas entre les deux frères. Quand l’un se fait porte-parole d’un mouvement de grève dans l’usine où il travaille, l’autre lui fait l’affront de participer à une contre-manifestation fasciste. Une jeune femme, Francesca, militante communiste, va semer le trouble entre ces deux frères trop campés sur leur position. Le premier, en la mettant enceinte, va révéler les limites de son engagement humain et idéologique, le second, soudain révélé au sentiment d’amour, va peu à peu remettre en question son rejet de l’humain. L’idée semble bien évidemment simpliste mais le réalisateur a le talent de dépasser les situations trop schématiques pour nous rappeler combien l’idéologie et l’engagement sont souvent indissociables de l’intime, d’une ouverture qu’on est capable ou non d’avoir sur le monde. La question de l’intime, Daniele Luchetti la filme admirablement. Sans érotiser à outrance ses personnages, il les fait de chair et de désir, multipliant les gros plans sur une peau ruisselante ou un regard absent. Accio (Elio Germano, admirable) abandonne par instant sa brusquerie d’homme étranger à lui-même pour laisser transparaître une sensualité étonnamment mélancolique.
Reste alors la question de la représentation de l’engagement politique. D’un côté, Accio s’illustre par sa violence au sein de groupuscules fascistes mais fait preuve d’une même brutalité lorsqu’il rejoint le Parti Communiste (il commet un attentat), tout comme son frère donne une image peu glorieuse de son militantisme en blessant gravement un patron pour le dépouiller finalement de son argent. En mettant ainsi dos à dos les deux idéologies en se contentant d’en montrer les zones les plus sombres, le réalisateur risque de faire entendre que tous les engagements politiques se valent et que, finalement, mieux vaut s’en remettre à une initiative individuelle plutôt que d’obéir à la doctrine d’un groupe. Le traitement mérite débat, d’autant plus que la scène finale, lorsqu’Accio décide d’agir illégalement, loin de toute appartenance politique, pour apporter cette gaité tant attendue par les plus nécessiteux, provoque une véritable émotion. La générosité du film ne fait aucun doute tant Mon frère est fils unique fait preuve d’une véritable passion pour ses personnages, ce qui lui ôte le recul nécessaire pour livrer une analyse politique suffisamment pertinente.