Pour qui suit la carrière de Paul W. S. Anderson, cinéaste honni mais plus singulier qu’il n’y paraît, le retrouver aux manettes d’une nouvelle adaptation vidéoludique ne constitue pas, loin s’en faut, un changement de cap radical après Mortal Kombat et surtout la saga des Resident Evil. Monster Hunter clôture ainsi une décennie d’œuvres certes inégales, mais traversées par des motifs que les films font entrer en résonance. Depuis Resident Evil : Afterlife, le cinéma d’Anderson s’est vu réhabilité par le vulgar auteurism, mouvement critique qui s’attache à redorer le blason de certains cinéastes rejetés par la critique institutionnelle et les grands festivals. Il ne faudrait toutefois pas tomber dans l’excès qui consiste systématiquement à faire d’un auteur un bon cinéaste, sous prétexte qu’il aurait été désigné trop hâtivement comme un faiseur. Si l’on peut en effet considérer Anderson comme un auteur, en témoigne la cohérence de son style, présager de ses qualités en prenant le contrepied de sa réception ne fait que reconduire certaines dérives de la politique des auteurs. Ces dernières années, l’auteurisme serait ainsi passé d’un corpus « hitchcocko-hawksien » (cinéastes d’ailleurs admirés par les tenants du vulgar auteurism) à de simples « codes » formels, entérinant le devenir académique des films d’auteur. Les positions défendues par le vulgar auteurism sont certes séduisantes, mais elles ont trop tendance à faire des films les faire-valoir d’une querelle de chapelles : auteuristes comme « auteuristes vulgaires », bien qu’ils ne défendent pas le même cinéma, constituent les deux faces d’une même pièce. Considérer les œuvres en ces termes, de manière catégorique, conduirait à mettre sur un même plan des artistes aussi différents que Brian de Palma et Michael Bay, sous prétexte qu’ils ne trouveraient pas les grâces de la critique mainstream. Rejeter ou adouber le cinéma d’Anderson pour ce qu’il est a priori n’a donc pas beaucoup d’intérêt : ce serait passer à côté de la matière même des films, dans lesquels il se joue bien quelque chose.
Le quadrillage
Les qualités formelles d’Anderson trouvent leur point d’accomplissement dans le dernier segment de sa carrière, notamment par l’entremise d’une conception de l’espace consistant à figurer le monde comme toujours numériquement doublé. Les films reposent donc sur un schéma similaire, qui a l’honnêteté de les révéler pour ce qu’ils sont, à savoir de grands terrains de jeu prenant littéralement la forme d’un plateau en 3D ou de maps. L’intérêt du cinéma d’Anderson ne tient toutefois pas uniquement à sa cohérence interne puisque le travail d’un motif particulier, notamment celui du quadrillage, varie d’un film à l’autre. À partir du même canevas, deux voies distinctes — si l’on omet le cas particulier de Pompéi — se dessinent, sans toutefois être contradictoires : celle du contrôle (Resident Evil : Retribution) et celle du jeu (Les Trois Mousquetaires). Le premier, peut-être son meilleur film, se déroule dans un dédale de décors, tous plus factices les uns que les autres, où l’héroïne prisonnière tente de trouver une issue. Au sein de cette superstructure qui évoque métaphoriquement la forme d’un immense studio de cinéma, la doublure se matérialise par une succession de lignes qui enserrent les personnages comme le ferait une toile d’araignée. Ces lignes, en plus de symboliser le contrôle qu’exerce la société Umbrella Corporation sur les corps, informent l’espace à la manière d’un quadrillage évoquant la structure élémentaire d’un espace en trois dimensions (cf. troisième photogramme).
Resident Evil : Retribution
Les Trois Mousquetaires opte quant à lui pour une approche différente du quadrillage, exposée dans la séquence d’ouverture qui synthétise le contexte politique de l’intrigue à l’aide de plusieurs figurines disposées sur un plateau en volume. Outre qu’elle ramène les enjeux du film à ceux d’une partie de Monopoly, cette séquence fait office de programme dans la mesure où elle sera mainte fois rejouée, sous différentes formes, et permet de filer la métaphore du jeu. Les mouvements de caméra virtuelle caractéristiques des Resident Evil sont ici réemployés à d’autres fins : le monde ne s’envisage plus telle une prison dont on cherche à s’échapper, mais comme une carte qui se superpose en permanence au territoire. Il en va ainsi de cette scène où, en un fondu enchaîné, une représentation miniaturisée de Paris se superpose à la ville réelle, un panoramique associant une petite Notre-Dame de plomb à sa doublure numérique à taille réelle. Ce faisant, le montage procède d’un aplanissement constant des différentes strates qui composent l’espace, au point d’associer le mouvement des protagonistes à celui de pions sur un échiquier géant. Le film abonde d’ailleurs de sols en damier, dans plusieurs salles du palais, théâtres de scènes d’action recouvrant un enjeu toujours lié à l’espace (cf. l’évasion de Milady de Winter), ou encore dans les appartements du Cardinal de Richelieu, où soldats en modèle réduit et navires sont positionnés sur une carte imprimée au sol. Une scène d’intimidation entre le Cardinal et le Roi prend du reste place dans ce même lieu, dans lequel ils s’affrontent aux échecs. La scène superpose alors la table de jeu et le carrelage au sol, deux quadrillages qui, par leur agencement, dévoilent la machination de l’antagoniste : faire échec et mat au souverain et déstabiliser toute l’Europe. Le motif du damier entretient enfin un rapport explicite à la doublure, comme en témoigne sa première apparition : dans le cadre d’une scène de casse, le carrelage cède la place à un escalier secret, ouvrant lui-même sur un couloir dont les murs sont doublés.
Les Trois Mousquetaires
Dans les deux cas, la trame formelle tresse par l’entremise du montage des allers-retours entre la carte et le territoire – le monde et sa doublure –, révélant du même coup le creux qui sous-tend les personnages comme le vide de l’espace qu’ils arpentent. C’est particulièrement le cas dans Resident Evil : Retribution : les mouvements de caméra virtuelle substituent au monde matériel sa version numérique, dans lequel les acteurs sont réduits à de simples silhouettes composées de petits cubes, les mêmes structurant l’installation souterraine où se déroule le film. Ce tressage entre espaces constitue le signe le plus apparent du style Anderson (qu’on retrouve déjà dans Alien vs. Predator, où un même travelling relie le scan holographique d’une pyramide à l’édifice réel), qui au-delà d’un simple effet de signature, dote ces films en apparence légers d’un double fond.
Escadrons et dragons
Monster Hunter suit peu ou prou un programme similaire à celui des Trois Mousquetaires, du moins dans sa séquence d’ouverture : un navire qui sillonne les dunes d’un désert se voit raccordé à sa version miniaturisée, au sein d’une maquette imitant la topographie du décor.
Une troupe de militaires menée par l’héroïne, Artemis (Milla Jovovich), se retrouve catapultée dans ce monde parallèle, où règne un bestiaire plus ou moins hostile, qui va de l’araignée géante au dragon invulnérable, en passant par un chat humanoïde. Si tous les ingrédients semblent réunis pour faire de cette nouvelle production un prolongement esthétique de ses œuvres précédentes, force est de constater qu’Anderson livre ici son film le moins inspiré. En comparaison des expérimentations de Resident Evil : Retribution, Monster Hunter déçoit en tant que film ludique, dans la mesure où son habituel jeu d’échelles se voit simplifié. Le montage, tout en étant véloce, ne confronte plus des espaces différenciés pour remettre le monde en perspective, mais se contente de perdre ses personnages aux moyens de travellings arrière qui les resituent dans un décor immense, et souvent en proie à un danger imminent. Cette astuce de découpage s’avère bien maigre, d’autant que le film joue la carte, durant toute sa partie centrale, d’un minimalisme absolu, qui circonscrit le récit à une confrontation entre Artemis, épaulée d’un guerrier autochtone (Tony Jaa), et différentes créatures. Contrairement à ses films précédents, Anderson se refuse à faire de l’argument de celui-ci (deux mondes ponctuellement connectés par le truchement d’une tour mystérieuse) le terreau de sa mise en scène. Monster Hunter rend littéral ce qui n’était jusqu’alors que suggéré, dans la mesure où le motif central de son cinéma, l’entrelacement, est moins ici affaire de montage que de scénario. L’échec du film s’explique également par l’incertitude d’Anderson, qui se refuse à suivre un cap clair, entre hommage appuyé à Mad Max : Fury Road et compilation de différents genres. L’absence de direction culmine dans une conclusion bâclée qui prépare le terrain à une suite, qu’on peine toutefois à attendre, tant ce premier volet pâtit par la simplicité de ses enjeux. Si Monster Hunter reste, par ses modestes ambitions, un contrepoint réjouissant à la masse des blockbusters qui se donnent pour mission de lancer une franchise, cela n’en fait pas pour autant un bon film.