Chaque semaine depuis la fermeture des salles de cinéma, nos rédacteurs profitent de rediffusions télévisées pour évoquer quelques films marquants.
L’Homme de la plaine d’Anthony Mann
Diffusé sur OCS Géant le 13/05 à 20h40.
Clôturant le cycle de cinq westerns qu’Anthony Mann tourna avec James Stewart, L’Homme de la plaine en constitue l’apothéose stylistique, grâce à une utilisation magistrale du CinemaScope (et du Technicolor), qui permet à son réalisateur de magnifier les paysages rocheux du Nouveau-Mexique servant d’écrin au film. Mais loin de se réduire à de simples décors, ces reliefs participent de la chute de personnages opposés par des différends territoriaux et familiaux sur fond d’hostilité apache. L’arrivée en ville d’un étranger épris de vengeance, Will Lockhart (Stewart), redistribue soudainement les rapports de force au sein de la communauté locale, jusqu’alors sous la coupe d’un riche patriarche à la vue déclinante. Admirablement écrit et dialogué, le film dote les archétypes habituels d’une complexité morale et d’une épaisseur psychologique qui amplifient la trame œdipienne amorcée dans Winchester 73. Si Alec Waggoman (Donald Crisp) est une variation évidente du Roi Lear, ses tourments rappellent aussi ceux du comte de Gloucester, trahi dans la tragédie de Shakespeare par un fils « illégitime », ici Vic Hansbro, campé par Arthur Kennedy. La mise en scène traduit à merveille ces divers antagonismes, grâce à des plans minutieusement composés, où les choix de cadrages et la disposition des personnages tendent à exprimer chaque étape de leur cheminement dans le récit. À propos de L’Homme de l’Ouest, son ultime western tourné trois ans plus tard – et dans lequel Gary Cooper succède à James Stewart –, Jacques Lourcelles note que « même dans les plans fixes, le choix du cadre montre les différents personnages sous des angles si variés qu’il existe pour ainsi dire un véritable découpage à l’intérieur du plan ». Une observation qui vaut déjà pour L’Homme de la plaine, que la photographie de Charles Langs nimbe d’une aura quasi fantastique, tandis que sa violence sadique emprunte au film noir, genre dans lequel Mann fit ses premières armes.
Damien Bonelli
Le Poirier sauvage de Nuri Bilge Ceylan
Diffusé sur Ciné+ Club le 13/05 à 20h50.
C’est un film imposant, signé par un cinéaste rarement célébré pour sa légèreté. Avec Le Poirier sauvage, la mise en scène de Nuri Bilge Ceylan fait pourtant preuve d’un certain lâcher-prise lors de quelques séquences clés. Dans une scène de retrouvailles, Sinan, un jeune homme désœuvré qui s’apprête à publier son premier ouvrage, croise la route d’Hatice, une ancienne camarade de classe. La conversation débute sur un ton cordial et mesuré. En un long plan fixe, ils se tiennent à distance, poliment, et expriment leurs désaccords : Sinan méprise sa région natale ; Hatice a quant à elle arrêté ses études, affirmant qu’elle reste par choix et non sous la contrainte. Au cours de cet échange impossible et pesant, un silence s’installe. Hatice regarde derrière elle, demande à Sinan de lui allumer une cigarette puis l’invite à la suivre. Cut : sous un arbre à l’abri des regards, Hatice se met à fumer et retire son voile. À mesure que la caméra s’avance et que les gros plans se succèdent, la distance qui les sépare se réduit. Les deux camarades se retrouvent enfin, leur complicité renaît. Ceylan s’autorise alors quelques décadrages sur des rayons de soleil qui percent le feuillage au-dessus du couple, filme les effets du vent sur la végétation et sur la chevelure de la jeune femme, puis cadre leur baiser en une contre-plongée à moitié masquée par les branches d’un arbre. La libération des corps, qui s’autorisent là une ultime échappée (Hatice est sur le point de se marier), émancipe la mise en scène, traversée par un vent d’air frais. On croirait voir un tout autre film sortir de terre : un film romantique, léger et silencieux, où les regards et les gestes en diraient plus que les mots. Une parenthèse enchantée mais provisoire, qui touche justement par sa nature éphémère, forcément illusoire. Passé cette scène, Sinan et Hatice ne se croiseront plus.
Corentin Lê
Les Trois Mousquetaires de Paul W. S. Anderson
Diffusé sur Syfy le 15/05 à 21h.
Peu estimé mais pourtant parfois inspiré, Paul W. S. Anderson a patiemment construit une œuvre dont l’écriture visuelle impose un style plus fin qu’il n’y paraît au premier abord. Prolongeant les expérimentations de Resident Evil : Afterlife (caméra virtuelle, 3D, dilatation du temps), Les Trois Mousquetaires envisage le genre de cape et d’épée comme une aventure vidéoludique, prenant le parti pris d’une relecture steampunk du classique d’Alexandre Dumas. Connu pour ses adaptations de jeux vidéo et ses univers SF, Anderson inscrit les manigances des personnages de Dumas dans un espace géométrique, caractéristique de ses précédentes productions. Il déploie ainsi un monde perçu à la manière d’un plateau de jeu grandeur nature. La séquence d’ouverture est à ce titre des plus limpides : la caméra plonge sur une carte de l’Europe puis laisse apparaître une armada de petites figurines qui illustre le conflit politique dans lequel la France est plongée. L’appareil s’élève alors dans les airs pour adopter un point de vue zénithal laissant deviner la farouche partie à venir, entre le Cardinal de Richelieu et ses futurs adversaires, les braves mousquetaires. Cette métaphore du jeu s’incarne au moins de deux manières dans la mise en scène. Ponctués de fondus enchaînés, les aller et retours entre la carte et le territoire définissent d’abord l’espace et les distances à parcourir comme les mouvements d’un pion sur le plateau d’un jeu de l’oie (cf. cette géniale scène qui place à la même échelle dans le cadre une petite Notre-Dame de plomb et sa doublure numérique à taille réelle). Aussi, les surfaces sur lesquelles évoluent les personnages peuvent prendre la forme d’un sol en damier, comme la salle pleine de navires et de soldats en modèle réduit disposés sur une carte imprimée au sol où le Cardinal fomente son plan pour déstabiliser l’Europe. Quelques scènes d’action se déroulent, de manière analogue, sur un carrelage noir et blanc, théâtre d’antagonismes musclés brillamment chorégraphiés. Qu’importe, au fond, si le film verse volontiers dans le mauvais goût lorsqu’il donne vie à ses machines de guerre volantes, tant Les Trois mousquetaires s’affirme comme un petit blockbuster enfantin, ingénieux dans sa façon de cartographier le monde en un espace de jeu constant et sans limites.
Anthony Moreira
Les Nuits de Cabiria de Federico Fellini
Diffusé sur Ciné + Classic le 16/05 à 20h50.
Dans la continuité de La Strada, Federico Fellini dresse en 1957 avec Les nuits de Cabiria le tableau tragique et baroque des classes défavorisées en Italie du lendemain de la guerre. Le film suit le destin de Cabiria (Giulietta Massina), une prostituée à la recherche de l’amour, mais qui s’avère toujours déçue par les hommes dont elle s’entiche. À la toute fin du film, elle se voit de nouveau laissée à l’abandon, alors qu’elle espérait trouver la stabilité avec un homme fou. Seule devant un lac, perdue dans une forêt au crépuscule, elle récupère ses fleurs et se lève en silence. Marchant de manière lancinante tandis que résonne une rengaine populaire, Cabiria gagne enfin la route. Un groupe de fanfarons, dont la bonne humeur se mêle à sa tristesse, se met alors à la suivre, au son des guitares et des accordéons. Dans un lent travelling, la caméra accompagne la prostituée, cadrée légèrement de profil, au niveau du buste ; elle a une tache de maquillage sous l’œil qui ressemble à une larme ; les musiciens autour d’elle entament alors le leitmotiv du film, composé par Nino Rota. En gros plan, une jeune italienne regarde la caméra, en lui souhaitant un doux « Buona sera ». Cabiria tourne la tête des deux côtés, la baisse, puis arrête ses yeux globuleux emplis de larmes en direction du spectateur, avec un léger sourire et un hochement de tête signifiant « au revoir », tandis que le thème musical se fait plus lyrique. On ne sait pas tout à fait à qui est adressé ce regard, mais il évoque celui des comédiens à la tombée du rideau de théâtre (motif récurrent du film), lorsque c’est l’heure de saluer les spectateurs et de les remercier de s’être pris de compassion et d’intérêt pour le destin banalement tragique d’une petite prostituée. On ne sait pas plus à qui attribuer ce regard, s’il s’agit encore de Cabiria ou de Giuletta Massina, qui lève enfin le masque. L’irruption des fanfarons ne fait que renforcer l’idée centrale du film : le spectacle a envahit les lieux de la vie ordinaire. Le regard de la fin des Nuits de Cabiria franchit les barrières qui séparent le personnage de l’actrice. Le film fait de l’existence de Cabiria une féérie baroque, où réalité et fiction s’entremêlent et se reflètent dans les yeux de Giulietta/Cabiria.
Victor Touzé