Par une première bande-annonce exaltée, Mad Max : Fury Road s’était présenté comme le sale gosse qui viendrait enfin briser le ronron numérique des blockbusters de ces dernières années. Le film a porté des mois durant ce désir de grand spectacle noir et pessimiste qui avait fait la réputation des deux premiers épisodes de la franchise. Bénéficiant d’une présentation à Cannes et d’une sortie mondiale simultanées, George Miller livre donc enfin ce reboot dont les premières évocations remontent aux années 90. Mais l’époque du grand Mad Max 2 – The Road Warrior est bien loin, et Fury Road se devait de réinventer le mythe originel. En se détournant de cette âpreté qui a fait les grands moments de la franchise, ce grand spectacle rageur et outrancier trace de nouvelles voies sur les célèbres étendues désertiques de son univers.
Fire and Blood
Les deux premiers Mad Max ont popularisé cette représentation canonique d’un monde post-apocalyptique manichéen où évolue un guerrier solitaire et amoral. D’un côté, surnageaient les restes de civilisation, incarnés par la famille, le travail, et quelques vestiges d’institutions qui maintenaient un espoir de nouveau départ. Autour de ces îlots de paix relative, des barbares adeptes de la violence gratuite régnaient sur le désert sans autre but que celui de pure puissance. Après le meurtre de sa famille, Max Rockatansky se retrouvait alors coincé entre ces deux mondes, guidé uniquement par les nécessités de sa propre survie.
Mais depuis le troisième volet, la menace s’est déplacée à l’intérieur même de ces îlots de civilisation. Dans Fury Road, un seigneur de guerre connu sous le nom de Immortan Joe a la main mise sur les ressources naturelles de son oasis. Entouré d’une milice entièrement constituée de sa progéniture mâle, il règne sur une communauté qui mêle pouvoir féodal, eugénisme décadent et intégrisme religieux. Prisonnier de cet enfer, le nouveau Max (Tom Hardy parfait, et tout en grognements), se retrouve alors mêlé malgré lui à une tentative d’évasion des femmes allouées au despote, menées par la bien-nommée Furiosa (Charlize Theron). À la suite de cette rapide entrée en matière, Fury Road prendra la forme d’une grande et unique course poursuite, payée au prix d’une épure scénaristique qui se gardera bien d’approfondir l’univers de la franchise. Les autres lieux cités seront à peine entrevus, et les possibilités d’exploration ouvertes par le début du film resteront majoritairement sans suite. Apparemment conscient que ses Mad Max ne se sont jamais distingués par la richesse de leur arrière-plan, George Miller a ainsi choisi de miser sur ce qu’il sait faire de mieux : une mécanique parfaitement huilée, au service d’une intrigue minimale et utilitariste prenant place dans un décor frôlant l’abstraction. La construction même du film, un aller puis un retour, lui permet de tourner ouvertement le dos à toute exploration superflue. Si le demi-tour pour faire face à l’ennemi est un incontournable de la saga, il faut reconnaître que celui-ci est particulièrement savoureux. Chaque élément entrevu à l’aller (décors, véhicules, costumes…) sont alors exploités jusqu’au dernier pour achever cette grande chorégraphie pyrotechnique malicieusement écrite. Privilégiant la lisibilité de l’action par un découpage précis qui, hormis les premières minutes, résiste à la tentation de l’hystérie, Miller met en scène avec une grande précision cette inimaginable succession de cascades. Les matières se fracassent dans un tourbillon de sable, de vent, et de flammes, et l’on remercie celui à qui l’on doit la grande et indétrônable course poursuite finale de Mad Max 2 d’avoir préféré ces incroyables cascades live à une utilisation outrancière des images de synthèse.
Métal Hurlant
La saga a ainsi été épargnée d’un massacre numérique comparable à celui des derniers Star Wars, franchise dont l’origine lui est contemporaine. Pour autant Fury Road déçoit sur certains points plus surprenants, tant le réalisateur australien semblait avoir intégré ce qu’il y avait de meilleur à retirer de sa trilogie originale. S’il n’est pas avare en récurrences de motifs et clins d’œil qui sauront satisfaire les connaisseurs (la boîte à musique, le camion-citerne, Immortan Joe interprété par Hugh Keays-Byrne, qui incarnait déjà le chef des motards du premier opus…), le film pèche sur des mécaniques qui lui semblaient acquises.
En effet ce nouveau Mad Max, tout déchaîné qu’il est, reste un spectacle confortable, et ne parvient jamais à restituer cette sensation d’insécurité si caractéristique à l’univers de la franchise. Les passages mettant en scène les sévices que les barbares infligeaient à leurs victimes marquaient autrefois par leur violence, ouvrant alors la possibilité d’un dérapage gore constamment redouté. Toute obligation de s’arrêter devenait promesse de souffrance pour les personnages (et les spectateurs), les incitant à désirer toujours plus de vitesse, dans une fuite en avant désespérée. C’est bien la peur qui est le carburant principal des grands moments de Mad Max 1 et 2. Or les poursuivants de nos héros semblent désormais bien fades comparés à leur terribles prédécesseurs. La violence se trouve visuellement normalisée, et le pire peut alors être montré sous un jour tout à fait supportable. Bien sûr, l’époque n’est plus la même, le 300 de Snyder et les torture porns ont depuis longtemps été digérés, achevant le processus d’une banalisation graphique de la violence qui ne surprend plus personne.
Mais ce n’est pas parce qu’il se détourne de ce qui faisait l’attrait de sa franchise que Miller manque de ressources. En effet, le réalisateur n’a visiblement pas peur de se remettre en question pour proposer de nouvelles lectures de son univers. Si Fury Road perd de ce rapport viscéral à la survie des personnages, il s’attelle néanmoins à transcrire de nouveaux rapports de force. Le personnage de Max a été épargné de son étiquette de surhomme qui lui avait été accolée dans Mad Max au delà du dôme du tonnerre. Dès les premières minutes, capturé et torturé, il apparaît comme un être vulnérable parmi d’autres, qui ne devra son évasion qu’à son double féminin Furiosa. Cette variation d’un personnage qui puisait ses origines dans les westerns classiques et préfigurait les héros virils des actionners des années 80 – 90 est tout à fait convaincante. Cette histoire d’aller-retour se voulant aussi celle d’un changement de positionnement politique, les femmes, elles, deviendront des guerrières se retournant contre leurs oppresseurs masculins pour leur arracher le pouvoir. Ainsi le désert, plus qu’une terre hébergeant un fléau s’abattant sur quiconque oserait s’y aventurer, se limite ici à une seule et unique piste. En la parcourant, les personnages doivent apprendre à reconstruire une communauté, soudés par un passé commun qui les poursuit, incarné par Immortan Joe. Ce dernier n’est justement pas immortel, et c’est en s’éloignant que les protagonistes parviennent à s’en rendre compte et décident de l’affronter. La civilisation ne se rebâtira pas sur un ailleurs fantasmé, mais bien sur les terribles vestiges de l’ancienne. Ainsi, délaissant la dualité civilisation / chaos, Miller se concentre dans Fury Road sur l’affrontement entre deux formes de société : celle soudée par le pouvoir divin, la main mise sur les ressources, et la fascination pour la mort (menée par un homme) contre celle basée sur la confiance, la coopération, et une farouche volonté de survie (menée par une femme). Ce nouvel axe n’est pas d’une subtilité confondante, surtout quand il se pâme de violons et de sentimentalisme, mais il a le mérite de ne pas faire dans le recyclage de mécaniques exploitées dans les précédents opus.
Miller se nourrit ainsi de ces nouveaux enjeux entre les personnages pour les transformer en carburants alimentant son grand spectacle. Tandis que Max et Furiosa poursuivent des intérêts séparés, ils doivent affronter leurs assaillants tout en se protégeant l’un de l’autre. Une fois le groupe soudé et faisant face, l’action se transforme en une danse infernale au sein de laquelle chaque personnage exécute ses gestes de manière coordonnée, retournant peu à peu contre leurs adversaires chaque élément qui faisait leur force. Autrefois ouvertement réactionnaire, se voulant désormais plutôt consensuelle, la franchise a ainsi toujours gagné à être vue comme un grand spectacle se nourrissant des questionnements sociétaux issus de leur temps, plutôt que comme une prospective visionnaire et stylisée qu’il s’agirait de décoder. À l’occasion de ce Mad Max version 2015, la noirceur fiévreuse attendue s’est effacée au profit d’une grande chevauchée de reconquête, qui est aussi celle du réalisateur septuagénaire réinvestissant son œuvre culte avec fracas.