À la suite de son court-métrage Rafa où un adolescent faisait face à la brusque incarcération de sa mère (Ours d’or du meilleur court-métrage en 2012), João Salaviza poursuit son exploration brillante et mélancolique de la vie adolescente dans Montanha, son premier long-métrage. Si l’on y retrouve le personnage de Rafael (Rodrigo Perdigão), le film suit avant tout l’errance à la fois géographique et sentimentale dans Lisbonne de son meilleur ami David (David Mourato), quatorze ans, qui vient d’apprendre que son grand-père est hospitalisé. Pour peindre ce portrait triste et beau d’une jeunesse perdue, le cinéma de Salaviza déploie une puissance picturale hors du commun, où chaque plan du film est un tableau aussi envoûtant et crépusculaire qu’un chant de fado.
Saudade adolescente
Montanha s’ouvre sur un long plan fixe de David ensommeillé, le dos doucement mordoré par un faible soleil. Le film entier est à l’aune de ce premier plan inaugural : les corps adolescents de Montanha vivent au ralenti dans une atmosphère anesthésiée, échoués comme des épaves dans une chaleur étouffante, les mouvements doux et lents de la caméra soulignant cette nonchalance désenchantée. Tout respire ici la fameuse saudade, ce mélange de langueur, de mélancolie, de solitude et d’espoir. Le monde de l’adolescence selon João Salaviza rejoint alors celui du cinéma d’Antonioni : complètement livrés à eux-mêmes, David, Rafa, et leur voisine Paulinha errent dans un monde devenu trop vaste pour eux où le sens dernier de leurs propres actions leur échappe – même l’échange d’un bref baiser surgit sans crier gare, au détour d’un doux panoramique circulaire dans la chambre de la jeune fille. La ville de Lisbonne devient l’écrin mélancolique de la déambulation de David, tout en donnant un visage nouveau à la cité bien connue pour son tram, ses collines et ses ruelles romantiques : un paysage de routes, de tours et de terrains vagues, solaire et froid, surcadrant volontiers le personnage à mi-chemin entre l’azur et le béton.
Beautés crépusculaires
C’est certainement ce que l’on retient d’abord de Montanha : son incroyable photographie, son goût virtuose pour les découpes géométriques de lumière et de bâtiments qui isolent la frêle silhouette de David dans l’espace. Loin d’être vide de sens, c’est bien l’image, puissamment poétique, qui véhicule avant tout l’abandon et le désarroi adolescent qui semble tout perdre – l’amitié entre les trois amis, un grand-père aimant, dont la mort demeure le hors-champ et le non-dit permanent du film. Chaque plan diurne de Montanha baigne dans une lumière crépusculaire, souvent en contre-jour, comme dans un tableau de Vermeer – l’image de David est alors partiellement gagnée par l’ombre comme si celui-ci était envahi par la perte, le deuil jusque dans sa chair. Il demeurera d’ailleurs au seuil du cadre de la chambre de son grand-père, d’abord incapable de faire face à cette disparition qui l’inquiète et le hante. Au contraire, dans les moments de déambulations nocturnes pleines de désirs et de confusion, la ville filmée en longue focale se pare alors d’un flou nébuleux, plein de lueurs multicolores et vacillantes. L’éclairage prend d’ailleurs une dimension symbolique explicite alors qu’une poursuite lumineuse sépare artificiellement l’adolescent d’une foule de jeunes danseurs en transe, au moment précis d’une déception amoureuse. La composition de certains plans d’ensemble confine parfois à une poésie de la ruine moderne à la force plastique saisissante : un scooter échoué dans un terrain vague auprès du corps du jeune homme dans un terrain vide, une piscine filmée en plongée, pleine des débris épars d’une soirée.
Réalisme sensuel
Ce portrait poignant de l’adolescence doit aussi beaucoup à l’acteur David Mourato dont la figure d’ange et le jeu mutique n’est pas sans rappeler celui d’Alain Delon dans Le Samouraï de Melville. Le cinéaste le laisse volontiers improviser, enregistrant calmement, de manière presque documentaire, les réactions spontanées de l’adolescent aux malheurs qui s’abattent sur lui. Le charme certain de Montanha tient aussi à cela, à la capacité de capter une jeunesse vivant dans un pur présent ; « je ne réfléchis pas à mon futur » déclare d’ailleurs David à un professeur inquiet. Son corps cherche de toutes ses forces un refuge contre la mort dans ses sensations présentes, celle de la lumière, du vent d’un ventilateur sur la peau, de la danse dans une fête techno, de l’eau bue à la bouteille d’une fille que l’on aime. Le son essentiellement intra-diégétique et très dépouillé amplifie justement le bruit des corps dans un silence troublant. La mise en scène saisit ainsi avec une impressionnante sensualité la vie de David, ce nouveau desdichado, jeune prince inconsolé d’un Lisbonne moderne aux espoirs abolis.