Au commencement du festival Cinemed de Montpellier, il y avait le ciné-club Jean Vigo, un cercle de passionnés avides de copies rares et de films d’auteurs qui décida un jour, en 1979, de créer son propre festival du cinéma méditerranéen. Depuis plus de trente ans, Cinemed n’a jamais trahi la cinéphilie de ses origines, et continue à offrir, en parallèle des films en compétition, des rétrospectives audacieuses et souvent exhaustives au centre Rabelais, un très ancien cinéma aux allures de théâtre merveilleux. Après s’être intéressé ces dernières années à Pier Paolo Pasolini, Ettore Scola, Youssef Chahine, Antonio Pietrangeli, l’équipe dirigée par Christophe Leparc a montré cette fois-ci l’œuvre complet aux accents buñueliens, oniriques et politiques de Carlos Saura. Tony Gatlif était aussi à l’honneur, lui dont le cinéma coloré, musical et virevoltant semble battre au même rythme que la ville étudiante aux ruelles bondées de restaurants, de bars et de jeunes en goguette. À quelques mètres de là, le long d’une esplanade paisible et arborée, le vaste centre culturel du Corum projetait les autres films du festival : des longs-métrages de fictions, des documentaires et des court-métrages en compétition, mais aussi une sélection supplémentaire de films « Panorama » sur l’état du monde.
Refléter les catastrophes humaines
Alors que le bassin méditerranéen retentit tout entier de la tragédie d’innombrables réfugiés morts en mer, cette 37ème édition du festival Cinemed s’est faite tout particulièrement l’écho des drames d’aujourd’hui. Parmi les dix longs métrages en compétition, deux films avaient pour toile de fond l’immigration illégale : Lazar du Macédonien Svetozar Ristovski et Riverbanks du Grec Panos Karkanevatos. Profondément choqués par le sort des réfugiés que l’on trafique comme des marchandises, les deux réalisateurs ont fait le même choix scénaristique : un passeur ne supportant pas l’inhumanité de son propre travail devient à son tour émigrant. Dans Riverbanks un démineur, Yannis, tombe amoureux d’une « passeuse » et décide de fuir avec elle. Lazar, quant à lui, épouse le point de vue de son personnage éponyme, un jeune chauffeur aux allures mutiques de Ryan Gosling dans Drive, qui participe au trafic des réfugiés, avant de fuir en Bulgarie. Ces versions politiques et désespérées de L’Arroseur arrosé des frères Lumière sont bien des « films de crise » faisant état de la corruption régnante, où s’épanouit une mafia décomplexée et fière de ses privilèges faute de trouver un emploi rémunérateur dans la légalité. Lazar et Yannis acceptent tous deux de côtoyer la mort pour échapper à la misère qui les entoure ; la pauvreté se laisse deviner, omniprésente aux abords du cadre. Le drame humain résonne alors profondément avec les mythes les plus anciens. Le périple devient infernal, et l’Europe semble être le seul salut possible : dans Riverbanks la rivière Evros traversée par les réfugiés pour rejoindre la Grèce et l’Europe depuis la Turquie est un nouveau Styx séparant la mort de la vie, charriant les corps noyés des moins chanceux dans ses miroitements trompeurs ; dans Lazar, le héros éponyme est un nouvel Orphée à la recherche de son amour perdu, revenant de Bulgarie, terre promise d’une vie nouvelle, en Macédoine où plane la menace d’une mort certaine.
Dans Dallas du Marocain Mohamed Ali el-Mejboud, un film à l’humour noir déjanté présenté dans la sélection Panorama, l’on finit par utiliser le corps mort de l’acteur principal pour achever quand même le film. S’il s’agit avant tout de montrer la difficulté de faire un film au Maroc, le studio de cinéma est ici encore un microcosme où le système oublie l’humain au nom de sa survie.
Les grands vainqueurs du festival
Ce qui frappe aussi à travers les plus beaux films de la sélection comme Lazar, c’est le silence et la mélancolie de leurs personnages principaux, signes d’une société atomisée où l’individu est livré à lui-même. Montanha de João Salaviza, qui a remporté à juste titre le plus grand prix du festival (l’Antigone d’or), dresse ainsi le portrait de David, un adolescent solitaire de quatorze ans fuyant l’école et sa mère alors que son grand-père est en train de mourir. La beauté poignante de Montanha repose en partie sur sa maîtrise du cadre et de la lumière. Ses plans larges et fixes accompagnant l’errance du jeune garçon dans une Lisbonne crépusculaire ont quelque chose du cinéma d’Antonioni, où l’individu est pris dans un monde trop vaste pour lui, où le sens dernier de ses propres actions lui échappe, enfermé dans une incommunicabilité tragique avec les autres. Le corps de David, partiellement mordoré par les rayons du soleil comme dans un tableau de Vermeer, est ainsi toujours envahi à l’image par l’ombre comme s’il était submergé par la perte et la mort jusque dans sa chair. Ce que filme João Salaviza avec talent, c’est justement le corps du talentueux acteur David Mourato, un corps souffrant et sublime cherchant de toutes ses forces un refuge contre la mort dans ses sensations, celle de la lumière sur la peau, l’enivrement d’une fuite en scooter, la transe d’une fête techno. Comme dans son court-métrage Rafa qui avait remporté l’ours d’or à Berlin, le jeune cinéaste portugais s’affirme à nouveau comme un brillant directeur d’acteurs adolescents.
Trois fenêtres et une pendaison d’Isa Qosja, autre grand vainqueur de la compétition qui obtient à la fois le prix de la critique et le prix Nova, revient quant à lui sur les conséquences de la guerre du Kosovo : l’institutrice d’un village kosovar révèle qu’elle et deux autres femmes ont été violées durant la guerre, et subit ensuite les violentes réactions du village. Au-delà de la dimension féministe et émouvante du propos (la femme victime d’un viol se retrouve ici traitée comme une coupable par les hommes qui l’entourent), le cinéaste oppose avec force un personnage tout en parole et en mouvements porteur de vérité, l’institutrice Lushe, et une société patriarcale figée, aux personnages confinés dans des lieux clos, dont la fermeture au monde est constamment soulignée par les surcadrages de fenêtres et de portes vitrées. Dans ce monde de sourds et aveugles à l’horreur de la guerre, la mise en scène choisit donc avec justesse de ne jamais montrer celle-ci – même l’identité des deux autres victimes ne sera jamais donnée. Le film s’ouvre et se clôt sur un même plan : un grand arbre à l’ombre duquel trois vieillards discutent avec insouciance. Ce plan finit par serrer le cœur : il s’agit de l’arbre sous lequel le viol a été commis. L’horreur demeure latente, hante la banalité du monde visible de même qu’elle demeure le non-dit de toutes les conversations les plus anodines du village.
Le renouveau du cinéma portugais
De nombreux bons films du festival ont les mêmes qualités d’écriture : récits elliptiques accordant une très large place à la suggestion, des dialogues peu nombreux mais extrêmement efficaces, le refus d’une intrigue classique trouvant une vraie résolution. On retrouve ici la volonté propre à Cinemed de défendre un cinéma du monde exigeant. Il faut néanmoins regretter la mention spéciale donnée à Dégradé de Tarzan et Arab Nasser, qui tombe dans un pathos facile et une mise en scène pauvre et théâtralisante à souhait, sous prétexte d’aborder le sujet fort de la vie des femmes de Gaza. La table ronde et la sélection consacrées au nouveau cinéma portugais, accompagnée d’un hommage à Miguel Gomes, invité d’honneur du festival, ont ainsi montré une nouvelle génération de jeunes cinéastes opposant volontiers l’industrie et l’art ; on se souviendra longtemps de l’intervention emportée de Miguel Gomes qui a tout d’abord surgi dans la salle de conférence en déclarant haut et fort qu’il ne participerait pas à un discours de « promotion » sur le cinéma portugais… avant de venir s’asseoir quand même. Tous sont prêts à tourner avec un budget réduit dans le difficile contexte de production du Portugal : faute de producteurs et de subventions, la coproduction avec un autre pays est aussi presque toujours nécessaire, constate le producteur Luis Urbano. Dans le moyen métrage documentaire Antonio, Lindo Antonio, la réalisatrice franco-portugaise Ana Maria Gomes part ainsi à la recherche d’un oncle disparu armée d’un simple Canon 5D et accompagnée d’un seul technicien, et propose une intéressante réflexion sur la présence de la caméra et la perturbation du réel filmé qu’elle déclenche. Chez tous ces jeunes artistes, on retrouve souvent un même désir : oublier le scénario et partir, caméra au poing, pour rendre visible tous les oubliés du cinéma. Basil da Cunha, auteur du très remarqué Après la nuit sorti en 2013 et diffusé au festival, continue à filmer en immersion le quartier d’immigrés cap-verdiens de Reboleira à Lisbonne et désire, dans ses deux prochaines fictions, donner moins d’importance à l’histoire et accorder plus de place à la capture brute de la vie.
Le festival Cinemed poursuit donc la « promotion » du cinéma méditerranéen au sens le plus noble du terme : il place au devant de la scène des films ambitieux et profondément ancrés dans leur Histoire, privés trop souvent d’une large diffusion. Si de nombreuses œuvres ont traité cette année de la souffrance d’être mis à l’écart de l’Europe, le festival Cinemed, lui, replace au cœur du patrimoine européen le plus beau cinéma de la Méditerranée.