La réussite d’un film adoubé par une multitude de festivals internationaux se juge souvent au degré de déception consécutif à sa découverte en salles. Le buzz qu’alimentent semaine après semaine les prix engrangés (de Montréal à la Corée du Sud, en passant par Édimbourg ou Karlovy Vary, sans oublier Gérardmer pour lequel il est l’un des favoris) ne favorise pas forcément ce film suédois en l’enlaçant d’un halo si lumineux, le même qui a sournoisement frappé quelques films trop peu armés pour une telle exposition symbolique. Morse, adaptation du roman de John Ajvide Lindqvist, fait pourtant mieux que résister aux attentes fantasmées : s’il n’est pas le chef‑d’œuvre annoncé, il n’en est pas si loin. Présentant des épaules assez larges pour soutenir en partie sa réputation, il a surtout le jeu de jambes assez véloce pour se situer là où on ne l’attend pas.
Résumer lapidairement le long-métrage de Tomas Alfredson en une phrase peut inciter à le comparer à un autre film de vampires récent, mettant lui aussi en scène deux jeunes âmes tourmentées, et qui s’apparentait avant tout à un bon coup industriel, le si mal nommé Twilight – Fascination. Dans les deux cas, un vampire se cache au sein d’un couple d’adolescents. Le rapprochement s’arrête cependant là car Morse a la délicatesse de contrevenir aux deux postulats qui régissent habituellement la production d’un tel film. Car là où la présence de deux teenagers devrait impliquer la mise en branle d’une bluette sentimentale, Morse préfère se concentrer sur l’ambivalence perverse des deux personnages et les creux qui façonnent et érodent leurs identités. Car là où le référent « film de vampires » devrait faire scintiller l’œil de l’amateur de séries B sanguinolentes, il ne fera que cultiver regret et déception chez ce dernier, qui se sera fourvoyé dans une histoire s’apparentant plus au film de Roy Andersson A Swedish Love Story qu’à une resucée de Mario Bava. Le cinéma suédois sait décidément tirer juste quand il s’agit de traiter de l’enfance et/ou du mythe, Victor Sjöström (La Charrette fantôme, 1921) et Bergman (Fanny et Alexandre) en tête.
Durant les années 1980, de mystérieux meurtres sont répertoriés dans une banlieue résidentielle de Stockholm. Bardé de blocs d’habitation austères et de petites forêts clairsemées, le paysage est entièrement recouvert d’une lourde couche de neige. Oskar traîne souvent ses bottes dans le petit jardin devant chez lui, seul, à jouer avec un couteau et un arbre. Sa mère se demande s’il est bien prudent de le laisser traîner son spleen dehors, alors qu’un dangereux malade décime les passants en les accrochant aux arbres par les pieds, la gorge tranchée. Un jour, Oskar rencontre par hasard une voisine qu’il n’avait jamais aperçue, Eli. Elle a comme lui une douzaine d’années mais ne fait rien de ses journées, occupant plutôt ses nuits à errer dans les parages du quartier.
Oskar a une scolarité des plus contrariées, persécuté qu’il est par le petit caïd du collège et le cousin boutonneux et acariâtre de ce dernier. À l’opposé, se forge entre Eli et Oskar une affinité qui se précise au fil des jours, une sincère complicité que ne canalisent pas les réticences initiales de la fillette, d’abord hostile à engager toute relation. Les scènes développant leur complicité naissante et l’ambiguïté sexuelle qui en résulte font partie des plus honnêtes du cinéma d’aujourd’hui en refusant l’infantilisme d’usage ou la simplification à grands traits des atermoiements adolescents. L’un des grands déterminants de leur relation est à peine effleuré par le film, comme par respect pour l’intelligence et la perspicacité des spectateurs. Le surlignage semble inutile pour Alfredson : un seul plan, fugace mais marquant, suffit à inverser l’axe de lecture, à éclairer différemment l’identité d’Eli qui ne se circonscrit pas à la seule définition de sa monstruosité évidente.
Tout n’est cependant pas que finesse et complexité des rapports humains. L’hémoglobine et la violence sont également au rendez-vous, à doses homéopathiques car là n’est pas le propos premier du film, étrangement. Les morsures et les attaques cruelles des victimes passant dans les ruelles sombres sont particulièrement répugnantes, sans oublier une révolte de chats, poils hirsutes et dents carnassières ou encore une combustion spontanée de contaminée dépressive. Un joli éventail qui satisfait le cahier des charges du genre même s’il peut sembler un peu fonctionnaliste, comme un passage obligé pas toujours heureux, et en retrait par rapport à la trame principale du film (malgré une scène de piscine remarquablement captivante). La lumière s’adapte quant à elle à l’atmosphère des nuits quasi sans fin de l’hiver suédois, terriblement asthénique et sèche. L’opacité lugubre de la nuit se mêle et se confronte à la blancheur aveuglante du manteau neigeux dans une mise en scène très douce et fluide, les travellings sur amortisseurs accompagnant avec pudeur les avancées amoureuses et morbides des deux enfants. Beau, digne et élégant : de quoi passer l’hiver au chaud, emmitouflé dans son confortable fauteuil rouge.