Maintenant que tout le monde sait parfaitement prononcer Apichatpong Weerasethakul, il est éventuellement temps de se mettre à Anocha Suwichakornpong, dont Mundane History est le premier long-métrage étonnant et marquant.
Mundane History porte a priori bien son titre : « histoire banale » ou « quelconque ». Se dégage en effet le parfum de la chronique du quotidien d’une vaste maison où règne un père lointain et absent – plus encore, une mère dont on apprend qu’elle fut fauchée par la maladie –, où gît Ake, le fils accidenté et condamné à l’immobilité, sur lequel veille Pun, garde-malade et kiné délicat. Ajoutons quelques personnages périphériques, et l’on obtient un récit doux et entêtant, parfois gagné par une âpreté, baignant dans une stase sonorisée par la jungle voisine. Mais avant de révéler son autre versant, Mundane History contient une multitude de signes des perturbations et digressions à venir. Dès le premier plan, Ake, prostré dans son lit le regard vague et perçant à la fois, est saisi par une caméra qui tangue légèrement, inscrivant un flottement troublant, annonçant un point d’énonciation évanescent. Une fois la lumière fermée, une musique enveloppe la chambre dont le rideau est parcouru par une ombre portée. Mundane History ne s’écarte pas du récit annoncé d’un apprivoisement entre les deux êtres – Ake étant dans un premier temps pour le moins peu aimable avec Pun. Anocha Suwichakornpong le fait par une voie singulière et sensible, notamment par cette façon dont les deux corps s’abandonnent, allongés dans l’herbe à scruter le ciel, offrant à l’occasion leurs corps à la pluie. Une manière pour eux d’être au monde – au contact de ses éléments : air, eau, terre. Cette formulation de la (re)naissance parcourt l’ensemble du métrage, prenant une tournure assez sidérante lors de la séquence finale.
Le banal et le quelconque qui nous sont présentés contiennent ainsi autre chose, ce flottement décrit plus haut prend place dans l’air épais, comme habité – on ne peut que faire le lien sur ce point avec Syndromes and a Century d’Apichatpong Weerasethakul. Aussi est-on tenté de penser à une forme de métempsychose lorsque Pun parle pendant son sommeil ; des âmes s’exprimeraient-elles à travers son enveloppe corporelle ? À la manière de son illustre compatriote palmé d’or, Anocha Suwichakornpong inscrit croyance et mysticisme à son cinéma, et, comme lui, leur donne une forme cinématographique et non l’aspect d’un discours lénifiant : « Il y a un cycle constant de naissance, de croissance, de décadence, de mort et de renaissance. Je voulais refléter cette idée d’éternel retour dans le montage, quelque chose d’assez bouddhique. » Mundane History va bien finir par s’engouffrer – avec une franchise décapante, naïve, jubilatoire et troublante – dans sa dimension souterraine et secrète. La cinéaste prépare le terrain des embardées cosmiques à venir, comme autant de brèches potentielles, de récits annoncés, amorcés, à expérimenter. La première percée se précise lors d’une séquence tournée en 16 mm opacifiant le rapport au réel, accompagnée d’une voix sur bande magnétique à la lisière du surnaturel.
En 1h22, Mundane History tisse un récit d’une impressionnante amplitude, quand d’autres – on peut au moins le penser – s’empêtrent dans un invraisemblable et épuisant maelström new age – pour ne pas le nommer : The Tree of Life de Terrence Malick. Ces trajets entre les échelles micro et macro, du prosaïque au métaphysique en passant par le politique (le père autoritaire et la maison valent comme une métaphore dénonçant la structure socio-politique thaï), sont comme brouillés d’un point de vue temporel. Par exemple, on croit mentale cette vision en accéléré de l’histoire du système solaire avant que ne soit précisée la visite du garçon et de Pun à un planétarium, tout simplement pourrait-on dire. Immobilisé dans sa chambre ou réduit à être transporté recroquevillé, à l’état presque fœtal, dans des bras valides, Ake formule des désirs prenant la forme de projections puissantes. C’est sur ce point que Mundane History prend une tournure particulièrement poignante et universelle : nous sommes tous agités par des vies rêvées. Elles ne se sont pas concrétisées pour Pun, mais restent néanmoins à imaginer. Quant à Ake, avant son accident, il se voyait cinéaste. Anocha Suwichakornpong lui en donne – en quelque sorte – les moyens. Et le pouvoir de renaître en être agité par un désir viscéral d’exister, tel un nouveau-né brusquement soustrait de la matrice : dans la vie, fragile et démuni, fort et combattif.