Le récent succès d’Oncle Boonmee, et la consécration de Weerasethakul comme cinéaste de premier plan, invitent à redécouvrir ce Syndromes and a Century qui a traversé nos salles comme un météorite. Une merveille de délicatesse nimbée, doublée d’un savant dispositif à miroirs, qui n’a rien à envier à son successeur palmé.
Le mot dispositif n’est guère plaisant, mais il dit quelque chose de l’expérience à laquelle nous invite le cinéaste thaïlandais. Weerasthakul monte, avec Syndromes and a Century, un grand piège à lumière, une savante installation de miroirs où rebondissent ses rayons dans un circuit sans fin. Les deux hôpitaux où se déroulent les deux grandes parties du film apparaissent comme la réfraction en deux images parallèles d’une même incidence : l’arrivée d’un nouveau médecin dans l’établissement, origine commune de cet onctueux amalgame de récits. Ce sont, mis face à face, les deux grands blocs entre lesquels s’organise un subtil ping-pong de rémanences en tous genres.
Rémanences plastiques, par le retour des cadres et des lieux. Rémanences narratives, par le réseau de tout ce qui s’échange et se vit, entre médecins et patients. Rémanences physiques, puisque les mêmes acteurs reprennent des rôles similaires, d’abords à la campagne puis en ville. Les hôpitaux sont des divisions de plus ou moins vastes cellules où se mêlent la pratique des médecins et la confession des patients. Les uns s’ouvrent (se blessent ou se racontent), les autres referment (soignent ou se taisent), et joignent ainsi la parole au geste. Tous les rapports circonscrits à cet espace sont des rapports de baume à plaie, et ces rapports, bien évidemment, se déplacent. Le montage imperturbable des plans inscrit cette succession d’espaces dans le ressac continu d’une rumeur languide, d’un souffle permanent, grande respiration qui englobe les voix, le vent et la climatisation des bâtiments.
Chaque plan est une boîte à lumière. Voyez ces larges ouvertures, fenêtres ou baies, par lesquelles elle se diffuse pleinement et envahit la scène, la baigne dans ses solutions lactées. C’est un mascaret qui déferle dans le plan et l’inonde. Rarement film aura autant mérité le qualificatif de « lumineux », bien que « translucide » lui siée encore mieux. Syndromes and a Century est un véritable cristal de confection artisanale. Mais la lumière joue beaucoup plus que ce simple rôle d’éclairer la scène, de redoubler les sentiments ou de leur appliquer une teinte. Le piège minutieux de Weerasethakul vise à isoler une écume immatérielle qui vogue sur l’air, à mi-chemin entre le visible et le dicible, l’espace et les sentiments.
Parce qu’on a trop souvent présenté ce cinéma sous l’angle de sa complexité – voire de sa difficulté –, et l’auteur comme un âpre laborantin, il est bon de rappeler ici son haut degré de sentimentalité et de sensualité mêlées. Son sucre et son musc. La rigoureuse disposition de son palais des glaces n’est si rigoureuse que parce qu’elle vise à recueillir une substance vague, volatile, fuyante : ces nuées sentimentales qui devancent et annoncent l’amour quand celui-ci ne s’est pas encore agrégé autour d’un objet. Pré-sentiment, pré-vision, pré-science. Le syndrome amoureux est une condensation en cours, un brouillard derrière lequel on commence à distinguer une forme. Et si le film s’installe dans ce brouillard-là, c’est pour mieux observer ce moment où le sentiment « précipite », où, projeté hors de nous, il prend corps dans l’air ambiant. Ce moment où il s’enfonce et se fond dans la lumière.
Saisir cette substance éthérée par laquelle se manifeste la volonté d’un être, voilà qui nécessitait plus qu’un appareillage expérimental. Il fallait, pour cela, une connaissance intime de l’air qui nous entoure – c’est-à-dire de l’espace – une sensibilité affûtée au moindre de ses remous – c’est-à-dire du temps – pour y déceler ces transports clandestins, si fugaces qu’il n’existe pas de nom pour les désigner. Il fallait, bien entendu, un grand cinéaste. Mais ce n’est plus chose à prouver, désormais.
Un film qui, comme Syndromes and a Century, a raté son public mérite d’être redécouvert en DVD. Ce n’est pas la même expérience, cependant. Un bon DVD sait convertir ce que l’on perd inévitablement de la vision en salle en un autre rapport avec le film, peut-être plus distant, médiatisé, mais en même temps plus reposé, plus calme (moins hystérique). On revoit un film aimé comme on communique à distance avec un vieil ami : ce ne sont pas exactement des retrouvailles, mais ça entretient l’affectivité. Le spectateur domestique de Syndromes perdra en immersion dans son grand bain, mais gagnera une conscience plus nette de son atelier. La petitesse de l’image circonscrira plus clairement l’énergie lumineuse du plan et sa direction. D’un plan à l’autre, quelque chose se dessine qui n’était pas évident à déceler en salle : la réfraction sur laquelle se fonde le mouvement du film. On ne sait par quel encodage sorcier l’éditeur a pu maintenir au chaud tous ses enjeux photographiques, mais on les retrouve ici, bien vivants, sous une autre perspective.
Le film est accompagné de suppléments enthousiasmants : le très beau court-métrage Luminous People, du même Weerasethakul, extrait du film à sketchs L’État du monde, d’où il surnageait sans trop de difficultés ; ainsi qu’une évocation, réalisée par son assistant d’alors, sous forme d’un ciné-tract mordant, de la censure ubuesque qu’a subie Syndromes en Thaïlande. Que des bonnes raisons de saluer l’excellent travail, ainsi que le goût exquis, qui marquent l’entrée de Survivance dans la cour de l’édition vidéo.