Les dimensions gigantesques du Toronto International Film Festival (ou TIFF) empêchent d’embrasser l’ensemble de sa programmation et d’en donner une idée générale. Ce festival qui s’appelait autrefois le « festival des festivals » présente à la fois une sorte de best-of des grandes manifestations européennes (notamment) et des dizaines de films inédits, pour une programmation de 397 films au total cette année… On navigue ainsi des productions mondiales les plus conventionnelles au cinéma expérimental, en passant par cet entre-deux que peut être le cinéma d’auteur (notamment représenté par les sections « Masters » et « Platform »). C’est toutefois la section « Wavelengths », sorte de festival dans le festival regroupant près de quarante films qui placent l’exploration des possibilités du médium au cœur de leurs préoccupations, garantit les plus belles découvertes (tout en nous donnant l’occasion d’évoquer quelques films présentés notamment à Locarno, festival avec lequel « Wavelengths » semble avoir le plus d’affinités).
Parlons femmes
Au gré de notre navigation au sein des différentes sections du programme, nous n’avons cessé de rencontrer des personnages de femmes riches, complexes, ambigus, inattendus, chose encore suffisamment rare pour être remarquée.
Arnaud des Pallières livre avec Orpheline un film tout aussi âpre que Michael Kohlhaas, bien que cette âpreté s’exprime très différemment. Elle provient d’abord de la photo du film, qui assume son aspect numérique, aux couleurs crues, saturées, qui font du visage d’Adèle Haenel une sorte de masque de couleurs. Comme on le lui dit au début d’Orpheline, il y a quelque chose de faux dans ce visage, et sa vérité nous échappera toujours. Les jeux de surface se compliquent en effet lorsque le film nous met face à une autre actrice (Adèle Exarchopoulos), et apparemment à une toute autre histoire. On pourra a posteriori expliquer ce mouvement par le fait tout simple que le récit s’effectue à rebours et nous raconte l’histoire d’un même personnage à différents stades de sa vie. Ce serait cependant simplifier l’effet produit par ces sautes et ce récit bidirectionnel, qui ne cesse d’avancer et de reculer sans prévenir, et par les gouffres qui séparent ces corps, entre lesquels les différences sont plus frappantes que les similitudes. Si la conclusion du film pourrait a posteriori aplatir son cheminement, les choix de mise en scène d’Arnaud des Pallières formulent une réflexion sur l’identité, sur la coexistence de différentes époques et différentes identités dans ce que l’on considère comme un « même » être – malgré le titre du film qui tend à définir un personnage par les conditions de son enfance. Il offre en tout cas une expérience narrative assez stimulante, qui contredit par elle-même l’idée d’un « chemin tout tracé ».

The Road to Mandalay s’interroge lui aussi sur la notion de trajectoire et de destin. Sur un champ thématique déjà bien ratissé par le cinéma – les déboires de migrants dans leur pays « d’accueil », ici des Birmans en Thaïlande – Midi Z livre un film magnétique qui repose largement sur un personnage féminin tout en détermination rentrée. Le film est à son image : il s’exprime sans détours, mais en en disant le moins possible. Dans de longs plans souvent fixes qui laissent au spectateur le temps d’encaisser et d’interpréter, épousant l’expérience du personnage sans la surplomber, le réalisateur trouve un équilibre entre implication émotionnelle et déroulement implacable d’un récit qui repose sur un dosage précis de l’information. Oscillant entre naturalisme dans la représentation qu’il donne des conditions de vie et de travail de ses personnages et dimension symbolique, le film est une réussite à la fois plastique et narrative, un mélodrame dépourvu d’emphase, qui démontre clairement les aspects délétères du paternalisme masculin.
Comme The Road to Mandalay, Tramps s’interroge sur la possibilité d’aimer sans argent. Le résultat est cependant moins sombre et confirme le talent d’Adam Leon après le remarqué Gimme the Loot. Le simple fait que le réalisateur s’intéresse aux tracas ordinaires de personnages issus des classes les moins favorisées, en traitant leur condition non pas comme un sujet mais comme une donnée de base, est rare et donc politique en soi. Au début du film, Danny est sommé de remplacer son frère pour le transport d’une mystérieuse mallette. Le chauffeur qui doit le conduire s’avère être une fille, Ellie, et l’opération à mener beaucoup plus compliquée que prévu. Ce n’est pas tant la pauvreté qui complique la vie des deux jeunes gens que leurs propres idées préconçues, qui donnent lieu à divers quiproquos. L’écriture d’Adam Leon, très fine, jamais manichéenne ni complaisante, garde toujours l’apparence de la légèreté. Ses personnages sont multi-dimensionnels et échappent l’un comme l’autre aux cases dans lesquels on pourrait les confiner. Manifestement, le caractère plaisant de Tramps n’a cependant pas suffi à effacer son aspect subversif. Un grand nombre de spectateurs a en effet quitté la salle en cours de film (chose pourtant rare à Toronto), peut-être gênés que ce soient cette fois-ci les pauvres qui regardent les riches avec une certaine distance plutôt que l’inverse.

Figure désormais incontournable du cinéma indépendant américain, Kelly Reichardt offrait elle aussi avec Certain Women un objet subversif par le simple choix de ses sujets : 1. des femmes, donc, 2. vivant loin des grandes métropoles, 3. à la beauté « non formatée » (incarnées par Laura Dern, Michelle Williams et Lily Gladstone), 4. dont les histoires relèvent de l’ordinaire plus que de l’extraordinaire. Des choix plus forts qu’il n’y paraît – on serait probablement bien en peine de trouver un autre film qui remplisse ces quatre critères dans toute la programmation du festival. Le film ne vaut cependant pas seulement pour des choix de principe. Ces quatre aspects de la matière narrative de Certain Women travaillent ensemble et produisent trois récits indépendants, portant sur des personnages dont le courage rencontre des obstacles, alors même que leur détermination vise à préserver, prendre soin ou aimer autrui. La rage de ne pas se faire entendre en tant que femme qui irrigue l’ensemble du film et s’exprime parfois de façon explicite s’équilibre avec l’aspect feutré de la photographie en 16 mm et la délicatesse de l’écriture filmique de Reichardt, ce qui rend ces drames du quotidiens d’autant plus poignants.
Autre réalisatrice : Ralitza Petrova, qui crée dans Godless (Léopard d’or à Locarno) un nouveau personnage de femme non-conventionnel. On regrette cependant que sa maîtrise formelle soit utilisée pour prendre le spectateur en otage à coups de scènes plus glauques les unes que les autres. Parmi la pléthore de références citées, qui vit la réalisatrice comparer son travail à celui de Bresson, c’est toutefois l’influence de Carlos Reygadas qui est la plus sensible. Si le propos de Ralitza Petrova se veut politique (il s’agit de dénoncer une société bulgare corrompue), elle semble en effet, comme son collègue mexicain, oublier qu’un tel propos repose nécessairement sur une éthique de l’image, contradictoire avec, par exemple, le fait de filmer des personnes âgées qui de son propre aveu « n’avaient sans doute pas conscience d’être filmées ».
C’est, au passage, un peu le même sentiment qu’inspire la vision du Snowden d’Oliver Stone : si le film semble obéir au projet plutôt louable de donner une image moins sombre du célèbre « lanceur d’alerte » que celle de traître poursuivi par la justice américaine, et d’informer le grand public américain de ce qu’il a dénoncé, le réalisateur a lui-même recours à tant de clichés et de simplifications, en plus de se vautrer dans ce que le biopic peut avoir de plus idiot (Joseph Gordon-Levitt va jusqu’à imiter la voix d’Edward Snowden) qu’il est difficile d’adhérer au film, même sur le principe.
On pourrait se réjouir qu’un personnage féminin soit placé au centre d’Arrival, chose plutôt rare dans le cinéma de science-fiction, si ce choix ne semblait uniquement justifié par l’importance narrative de la maternité (travers dans lequel tombait déjà Gravity). Reste que c’est bien Amy Adams qui mène la danse dans Arrival, un film qui, tout en ayant des airs de déjà vu (on pense également à Interstellar) renouvelle quelque peu le genre en se concentrant sur une étape souvent vite expédiée de la rencontre entre humains et extra-terrestres : la communication. Denis Villeneuve tente d’en donner une vision un peu plus vraisemblable en se concentrant sur le travail de la traductrice recrutée par la NASA pour tenter de comprendre le langage des aliens. Malgré l’originalité de cet angle narratif et de la représentation des créatures, ainsi qu’une gestion adroite des attentes et du suspense, le film n’a rien de bien dérangeant et sa tentative d’atteindre de grandes profondeurs métaphysiques tombe un peu à plat.

Étrangement, on trouvait un autre personnage de traductrice dans un film autrement plus marquant : Hermia et Helena de Matías Piñeiro. Son histoire débute dans une New York que l’on pourrait prendre pour le Japon. Carmen attend Lukas, avant de retourner à Buenos Aires. Puis c’est Camila qui emménage à New York et rencontre à son tour Lukas. La référence du titre au Songe d’un nuit d’été, que le personnage tente de retraduire en espagnol, nous indique que c’est bien des caprices de l’amour et du désir qu’il va s’agir ici. Sautant d’un personnage et d’un temps à un autre, changeant de cap à tout bout de champ, le film est à la fois extrêmement modeste et hautement ambitieux : il a tout d’un film léger, apparemment peu concerné par les grands drames de notre époque, mais il est aussi d’une densité folle et d’une liberté rare, l’aspect ludique et magique du quotidien dont il témoigne n’étant pas sans rappeler Rivette. Mettant l’accent sur une série d’objets qui fixent un certain état des personnages et de leur rapport aux autres, Matías Piñeiro développe ici un style extrêmement singulier qui prouve que parler de la vie ordinaire n’oblige en rien à se soumettre aux codes de la représentation classique ni à s’encombrer de réalisme. Surimpressions, usage malicieux de la musique, dialogues surécrits et ultra-rapides sont autant de transgressions de la transparence qui semblent nous dire que ce n’est pas seulement le cinéma qui doit incessamment se réinventer, mais la vie même.
D’autres propositions étaient, elles, éhontément absurdes, et donc plutôt sympathiques. La fiction de Werner Herzog Salt and Fire semble avoir été réalisée avec trois bouts de ficelle pour mêler farce, thriller et méditation mystico-écologique. Une grande scientifique blonde y part en mission affublée de deux collègues bruns de petite taille, avant de se faire enlever par Michael Shannon. Il l’emmènera dans un désert de sel, où ses deux collègues seront remplacés par deux enfants indigènes aveugles avec qui elle devra tenter de survivre. L’aventure n’est pas mémorable, mais a le mérite d’être riche en surprises.
Walter Hill offrait quant à lui à (Re)Assignment un point de départ plutôt excitant : pour se venger du gangster ayant tué son frère, une chirurgienne douée (Sigourney Weaver) le soumet à une opération de changement de sexe contre sa volonté, permettant ainsi à Michelle Rodriguez de quitter sa fausse barbe pour mener sa contre-vengeance dans un corps de femme. Il ne faudrait surtout pas attendre de la suite du film finesse ou réalisme, mais dans le registre assez bêta du film de vengeance, le scénario de (Re)Assignment et sa mise en scène à la manière d’un roman graphique sont plutôt satisfaisantes. Voilà des films qui donnent au moins l’impression d’une adéquation entre leurs ambitions et leurs résultats.
Fixations
Dans la programmation « Wavelengths » et au-delà, on trouvait un certain nombre de films reposant sur l’étirement des plans, que ceux-ci semblent contenir le monde entier ou fonctionnent au contraire comme des appels au hors-champ.

Ulrich Seidl reste fidèle à son style habituel dans Safari. Ses cadres symétriques et frontaux se prêtent tout à fait à rendre compte de la mise en scène de soi de quelques amateurs de chasse d’animaux exotiques dans un parc sud-africain, mise en scène dont le public visé est autant autrui que soi-même. S’il ne résiste pas toujours à la tentation de nous faire ricaner pour des raisons mesquines, en s’attachant à ces personnages qui se donnent en spectacle, Seidl élimine certains des problèmes éthiques qui pouvaient toucher ses autres films documentaires. Il décrit de façon assez profonde les différents processus par lesquels la violence exercée est minimisée (notamment d’habiles glissements sémantiques) jusqu’à devenir socialement acceptable, mais sans retirer aux chasseurs le sentiment illusoire de dominer la nature – et les autres « civilisations ».
Autre cadres centripètes, autre personnage de femme forte : ceux de Lav Diaz dans son The Woman Who Left, Lion d’or au dernier festival de Venise. Une œuvre plus consensuelle qu’il n’y paraît : sous ses allures de film exigeant à la durée imposante (quoiqu’inférieure à celles d’autres opus du réalisateur philippin) composé de plans-séquences en noir et blanc, il s’agit d’un récit très linéaire, avec sa galerie de personnages pittoresques, qui ne bouscule pas franchement nos attentes et reste cantonné dans un semi-réalisme un peu mou. On retiendra surtout du film ses nombreux plans nocturnes, étonnamment nets et contrastés.

Sur ce terrain, le Ta’ang de Wang Bing est tout aussi impressionnant. Tourné dans des campements de migrants birmans en Chine, le film accompagne quelques hommes et femmes dans leur quotidien misérable et violent, mais pas désespéré, où l’on continue de se courtiser et de se raconter des histoires – une immersion qui constitue encore un acte politique. Nous reste surtout en mémoire une longue scène au coin du feu, qui pousse si loin l’impression d’intimité que quitter la salle apparaîtrait quasiment comme une trahison envers les protagonistes.
En Asie toujours, le film encore inédit de Hong Sang-soo Yourself and Yours nous amènerait à nous inquiéter quelque peu pour le moral du réalisateur. De la tonalité douce-amère qui caractérise généralement ses films, on bascule ici dans une amertume assez pure. Tout commence lorsque Youngsoo et Minjung se disputent, et que celle-ci s’en va. Elle continue alors de sortir, de boire et de se laisser accoster par d’autres hommes, tout en prétendant qu’elle n’est pas Minjung. Difficile cependant de s’intéresser à ce personnage ambigu – ange ou démon, réalité ou fantasme de l’amant éconduit : l’épure narrative du réalisateur coréen va en effet jusqu’à oblitérer la mise en place du récit et des personnages. Ainsi, la magie des rencontres alcoolisées ne prend pas. Les beuveries ne ressemblent plus qu’à un triste refus d’embrasser la réalité de la part de la jeune femme et/ou de celui qui la fantasme, et nous nous trouvons contaminés par le pessimisme du film avant même que le trouble qu’il entretient puisse nous concerner.
Dans un tout autre registre, Le Secret de la chambre noire de Kiyoshi Kurosawa constituait autre réflexion sur le rapport à la vérité et la tentative de fixer les êtres. Fidèle à ses thématiques de prédilection – on y retrouve des esprits frappeurs, mais aussi le personnage de femme-poupée de Shokuzai –, Kurosawa met en scène Jean (Tahar Rahim), une jeune homme embauché par un photographe excentrique (Olivier Gourmet) cherchant à fixer sa fille dans des portraits intemporels à l’aide d’un vieux daguerréotype. Ce n’est là que la répétition de sa relation avec sa femme, qu’il condamnait elle aussi à des temps de pose inhumains avant sa mort. Malgré leur transparence, les métaphores que Kurosawa déploie ici ne tombent jamais dans la lourdeur. Le cinéaste trouve un tel équilibre entre simplicité des enjeux narratifs et élégance de la mise en scène que, comme Jean, nous nous trouvons fascinés par ses images, incapables de les repousser tout en sachant où elles nous mènent.
Différents films du programme « Wavelengths » exploraient la fixité de l’image elle-même. Indefinite Pitch pousse l’étirement vers une forme extrême puisqu’il est uniquement composé d’images fixes. James N. Kienitz Wilkins (déjà remarqué pour son long métrage Public Hearing) s’amuse dans ce court avec la polysémie du mot anglais « pitch » en déroulant sa logorrhée verbale sur des images fixant la mobilité même – un cours d’eau. Le mot qui forme le noyau du film se déploie en réseau, des connexions transversales se forment, si bien que le film fonctionne comme une sorte de métaphore de l’accès à l’information et de son utilisation à l’ère d’internet, reflétant parfaitement les aspects aussi bien douteux que potaches et incongrus des ressources du web, et les paradoxes temporels que l’usage du réseau sait si bien produire.

Pour What’s New, autre approche ludique de la fixité, la réalisatrice allemande Nina Könnemann est régulièrement revenue filmer un panneau publicitaire berlinois. Par ses cadres tranchants et son montage malicieux, elle fait contraster les clichés (dans les deux sens du terme) de la publicité, les lieux que celle-ci cherche à nous faire fantasmer (que la réalisatrice est allée filmer également) et les allées et venues derrière le panneau, qui semblent indiquer que la publicité cache plus qu’elle ne montre.
Autre fruit d’une interaction avec l’espace urbain, le film Foyer d’Ismaïl Bahri semble constitué d’un plan unique dont émanent différentes nuances de blanc selon les mouvements d’une feuille de papier placée devant l’objectif de la caméra. S’installant dans une rue de Tunis, le réalisateur se laisse aborder par différents passants qui l’interrogent sur sa démarche. Et le cinéma de devenir, comme il se doit, le lieu d’un échange.
Dans I Had Nowhere to Go, Douglas Gordon emploie non pas le blanc mais le noir comme matière première pour réaliser l’opposé d’un documentaire biographique académique. Il ne s’agit pas d’un film sur Jonas Mekas mais avec Jonas Mekas, qui revient sur son exil de la Lituanie aux États-Unis. Le cinéaste y lit des extraits de son journal d’alors, évoquant notamment le moment-clé de sa première photographie. Si des bruits de bombes retentissent parfois, l’effet produit n’est pas tant celui d’une illustration narrative que sensorielle. Par instants, des images apparaissent mais c’est bien le noir qui domine, figurant aussi bien la solitude, l’obscurité des bunkers que la mémoire obscurcie par le temps, l’impossibilité de retourner à l’endroit dont on est parti – et la survivance en toutes circonstances des images mentales que nous sommes ici invités à déployer dans le noir.
Immédiatetés

Le programme « Wavelengths » regorgeait d’autres expériences sensorielles à la composante narrative ténue ou inexistante. On pouvait ainsi découvrir un nouveau film de la très douée Laida Lertxundi, 025 Sunset Red. Dans un registre cinématographique qui est en grande partie affaire de rythme, la réalisatrice fait figure de maître. Ses incursions fragmentaires dans l’espace californien, mêlant nature et intimité, relèvent toujours d’un juste dosage des données sensibles si bien que l’on se trouve face à eux à la fois charmés, surpris et libres de nos mouvements cérébraux.
D’autres films présentés dans les séances de courts métrages, également tournés en 16 mm ou en 35 mm, trouvaient cet équilibre : Burning Mountains That Spew Flame de Helena Girón et Samuel M. Delgado, qui exploite la granularité de la pellicule et fait de l’activité volcanique une métaphore politique, 350 MYA de Terra Long, filmé dans le désert saharien et évoquant à travers le motif du vent les strates temporelles coexistant dans un même espace, ou encore le très marquant As Without So Within, premier film de la jeune plasticienne Manuela de Laborde qui, à partir d’une matière restreinte (quelques moulages en plâtre, des projecteurs colorés) et d’une bande son bruitiste discrète, compose une symphonie visuelle captivante.
Bien que narratif, El Auge del Humano d’Eduardo Williams (primé à Locarno) s’impose lui aussi avant tout comme une expérience sensorielle, nous donnant à voir des corps dans des lieux plus que des personnages dans des situations. Ce premier long métrage mêlant différents supports (16 mm et vidéo numérique parfois refilmée) s’articule en trois parties au cours desquelles une caméra suit différents jeunes gens du travail à la détente et de la détente au travail, d’abord en Argentine, puis au Mozambique et enfin aux Philippines. En connectant ces récits via des plongées surprenantes dans un écran d’ordinateur et une fourmilière, Eduardo Williams évoque la porosité de ces lieux et de ces situations, et un commun désœuvrement. Ces considérations ne se dessinent cependant qu’après-coup tant l’expérience de cette image baladeuse, qui se détourne parfois des personnages qu’elle suit pour s’attarder ailleurs, fonctionne de façon immédiate, entre immersion dans la réalité documentaire des lieux (les rues, les passants, les acteurs non-professionnels) et dans une matière visuelle à la présence étonnante.

Après Mundane History, le deuxième long métrage d’Anocha Suwichakornpong, By the Time It Gets Dark s’inscrit également dans une veine énigmatique. Le film part de la rencontre entre une réalisatrice et un écrivain qu’elle souhaite interroger sur son expérience de la dictature, puis une jeune femme qui leur sert le petit-déjeuner devient à son tour personnage central du film, que l’on suit de petit boulot en petit boulot, avant que d’autres personnages ne se greffent au récit. Le film ne nous emmène pas vers un telos dans lequel ces différentes histoires se rejoindraient. Il nous faut accepter de vivre l’expérience pour elle-même, ce qui n’est pas difficile étant donné la capacité d’Anocha Suwichakornpong à inventer des images frappantes et à produire des jeux d’échos et de doubles intrigants tout au long du film avant de l’achever par une mémorable destruction de l’image à coups de pixels rebelles, une « lettre d’amour au cinéma » selon la réalisatrice.