Plus que jamais dans son dernier film (on a déjà relevé cette évolution à propos du Dernier des injustes), Claude Lanzmann se met en scène en arpenteur inflexible de l’histoire — fût-ce à travers la sienne — à la recherche des traces qui en témoigneraient infailliblement. Mais ici, les traces manquent ou se dérobent, et bon gré mal gré, Napalm se fait documentaire sur cette difficulté, celle de trouver des images auxquelles se fier.
Il faut dire que l’affaire, au passé comme au présent, se passe dans un pays où le filtrage et l’opacification de l’information sont loi : la Corée du Nord. S’éloignant de la thématique du génocide juif qui lui a inspiré une démarche documentaire de référence, Lanzmann revient ici sur un événement déjà relaté en 2009 dans son livre Le Lièvre de Patagonie. En 1958 à Pyongyang, alors qu’il était de la première délégation d’Europe de l’Ouest invitée par le régime après la guerre de Corée, l’ancien résistant connut un bref mais intense intermède sentimental avec une infirmière de l’hôpital de la Croix-Rouge locale. La relation ne pouvait être qu’éphémère, contrariée et interrompue par le climat de suspicion extrême. C’est ainsi que, près de soixante ans plus tard, l’homme revient sur les lieux pour tenter de retrouver des traces de cette aventure. La visite de sa petite équipe de tournage est officielle (sous le prétexte de tourner un film sur le taekwondo !), donc bien encadrée par des employés de l’État, et tandis qu’on tient « gentiment » le vieillard par le bras pour lui faire visiter les lieux autorisés (dont l’inévitable place sur la colline Mansu dominée par les statues pharaoniques de Kim Il-sung et Kim Jong-il, assaillies comme il se doit par les touristes disciplinés), l’équipe tâche de grappiller en périphérie — au bord du cadre, au détour des discours — des informations déraillant du programme totalitaire.
Contrebande, confession, contre-propagande
Le résultat de ce jeu du chat et de la souris tient pour une partie de la contrebande, pour l’autre de la mesure de dernier recours. C’est qu’à l’instar du double objectif que s’est donné Lanzmann (conter sa petite histoire et la grande histoire), l’obstacle à contourner est double également. Pour filmer de biais la Corée du Nord, il doit se confronter au régime d’images et de textes qu’on veut lui imposer. Quand la mise en scène du pouvoir lui montre quoi filmer, lui s’ingénie à filmer, précisément, cette mise en scène : les photographes et cameramen tâchant d’aiguiller la foule, la main du guide qui serre le bras du vieux « touriste ». Face à une guide de musée en uniforme récitant son texte sur la guerre et ses suites, il lâche l’air de rien qu’il est déjà venu dans le pays à peu près à l’époque des événements, jouant de sa stature de témoin pour jeter un peu de trouble au milieu de l’énoncé trop bien scripté, de la visite trop bien guidée — la caméra peut alors se permettre de rester en retrait du groupe en marche, un moment, pour faire mine de déjouer la bride. Le film a aussi sa façon de suggérer la difficulté de filmer, à quel point le principe de Lanzmann — éprouvé avec Shoah — consistant à ne se baser que sur des traces existant au présent trouve ici ses limites : dans l’inclusion de films d’archives (pratique récente chez le cinéaste), dans l’intermission d’images fixes, dans le commentaire off contextualisant, on ne peut s’empêcher de voir les signes d’un manque à combler.
Cependant, pour reconstituer son histoire d’amour avortée, il est encore plus démuni : quelques lieux évocateurs, mais aucune trace de l’époque, et les quelques images d’archives de la guerre ne suffisent pas à meubler. Alors il s’en remet au seul témoin recevable de cette affaire : lui-même. Face caméra et en lieu sûr (on suppose qu’il a alors regagné Paris), il raconte. On connaît son emphase parfois laborieuse de narrateur, la suffisance du ton de celui qui se considère comme seul habilité à évoquer son sujet ; mais on reconnaît aussi, sous ces scories, la sincérité, alors on écoute. L’ensemble, à l’allure forcément hybride et qui peut donner une impression d’inégalité, n’en valide pas moins une louable démarche pour déjouer le totalitarisme des images, échapper au formatage imposé par un appareil d’État comme à celui de la majorité des médias occidentaux qui retranscrivent le précédent. On notera même une précieuse séquence où les deux aspects du film — l’approche intime et l’observation sociale — se rejoignent pour perturber la façade au cœur de laquelle ils opèrent. Lanzmann a retrouvé le pont du Taedong (du nom du fleuve qu’il enjambe) où lui et son infirmière s’étaient retrouvés avant d’entamer une promenade en barque. Dans l’axe de l’allée piétonne qui permet de franchir le pont, la caméra filme de profil le réalisateur partageant avec énergie ses souvenirs de ce moment. En arrière-plan, les piétons nord-coréens empruntant le pont ne peuvent éviter d’entrer dans le cadre ; certains, attirés soit par la voix de cet étranger bruyant soit par la présence de la caméra, tournent vers celle-ci un regard inquiet, peut-être soupçonneux. Le temps de cette séquence, c’est dans les deux sens que le rideau de fer s’est fissuré.