C’était le grand raout hier dans la salle Debussy, pour accueillir le nouveau film de Claude Lanzmann, en présence d’Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, et Valérie Trierweiler, la compagne du président Hollande. On a appris lors de la présentation du film que Thierry Frémaux souhaitait intégrer Le Dernier des injustes à la compétition, invitation déclinée par le cinéaste. Plus intéressant, et même franchement intriguant, le délégué général du festival évoquait une discussion datant de la veille entre Steven Spielberg, président du jury cette année, et l’auteur de Shoah. On sait combien ce dernier fut outré, non sans raison, par La Liste de Schindler, particulièrement la malheureuse scène de douche – chambre à gaz et crematorium étant des angles morts de la représentation, et devant le rester selon Lanzmann, qui étend ce « dogme » à l’usage des rares archives ne pouvant receler et révéler l’indicible et l’irreprésentable. Il faut lire sur ce point l’indispensable ouvrage (« anti-lanzmannien ») de Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, formidable et stimulante analyse phénoménologique des quatre clichés « arrachés à l’enfer » par des membres du Sonderkommando officiant dans l’une des chambres à gaz d’Auschwitz.
J’écrivais justement dans mon billet d’hier sur L’Image manquante de Rithy Panh combien Lanzmann était attaché à la parole du présent – en arpentant longuement les lieux du crime dans Shoah et Sobibor, 14 octobre 1943, 16h – et au refus de l’archive. La première surprise émanant du Dernier des injustes consiste précisément dans cette entorse, d’abord une photographie apparaissant d’une façon presque subliminale, puis en intégrant des œuvres picturales des détenus (Theresienstadt étant connu pour cette vie artistique clandestine). Cas épineux que le long extrait du film de propagande réalisé par Kurt Gerron pour présenter le ghetto-camp de concentration de Theresienstadt comme un modèle, selon le slogan (et non le titre du film) : « Le Führer offre une ville aux Juifs ». Il s’agit d’une complète fiction, sans aucun doute la plus monstrueuse de l’histoire du cinéma. Lanzmann injecte ces images avec les précautions nécessaires, indiquant la source comme le ferait un historien – sauf pour la photographie – et incrustant sur l’extrait du film de Kurt Gerron : « Mise en scène nazie » ; qualificatif tout à fait juste mais tout de même assez étrange. Le cinéaste en use pour illustrer et non questionner – ou relever – combien ces images contiennent malgré elles l’horreur, une fiction qui « documenterait ». Il s’en sert pour mettre en scène la mise en scène nazie, d’une façon simplement illustrative. Si Lanzmann s’ouvre ici aux archives, on ne peut dire qu’il témoigne d’une folle confiance dans les images, ceci renvoyant, par rebond, au statut du spectateur face à elles.
Cette acceptation de l’archive dans ce que l’on peut voir comme un film-somme du cinéaste pose évidemment question. On peut considérer simplement que cette évolution vient de la nature du projet, qui n’est pas la solution finale en elle-même, mais la trajectoire du rabbin Benjamin Murmelstein, le dernier président du Conseil Juif du ghetto de Theresienstadt – le seul à avoir survécu, vivant en exil à Rome. Et que Theresienstadt ne fut justement pas un angle mort, mais, justement, une représentation – rappelons que Un vivant qui passe (1997) est un entretien entre Lanzmann et Maurice Rossel, un commissaire de la Croix-Rouge, qui fut totalement berné par cette mise en scène. Le Dernier des injustes porte sur la position tout à fait particulière de Murmelstein à Theresienstadt. Il traita avec Eichmann dès 1938, œuvra à l’émigration clandestine et évita la liquidation du ghetto. Pour une part, le film est constitué d’un entretien obéissant au dispositif de Shoah, avec Lanzmann en intervieweur (parfois « procureur ») incisif et son interlocuteur-témoin. Au fil de cet ample récit, Le Dernier des injustes décrit une position intenable et inextricable, d’une certaine manière anti-héroïque, acceptant notamment les travaux d’embellissement pour mettre en scène la ville ; il concède notamment que sauver le ghetto était une manière de se sauver lui-même. Il émane de cet homme une extrême complexité, et que les notions de bien et de mal se jouent évidemment dans la zones grises en pareilles circonstances – notons que Murmelstein n’a jamais pu se rendre en Israël où il n’est pas forcément le bienvenu.
Tournés en 1975, il est intéressant que ces entretiens constituent aujourd’hui, d’une certaine manière, une archive. Mais Le Dernier des injustes se dote d’un contrepoint consistant dans la présence déambulative de Claude Lanzmann en orateur sur les lieux, de nos jours. Il naît de ce double régime des écarts saisissants, ne serait-ce que le passage du temps sur un corps à la démarche aujourd’hui malaisée. Sans interlocuteur à part les lieux (Theresienstadt, des gares, mais aussi Vienne ou Prague) et la caméra, il est devenu le témoin et le porteur d’une mémoire sur laquelle il a enquêté inlassablement. Il ressort de ces segments une dimension indéniablement forte – le résultat d’une vie. Du bord cadre en 1975, Claude Lanzmann occupe au présent le plein cadre ; ceci dans une forme de grandiloquence qui le fait apparaître comme une sorte de Grand Prêtre – sa parole est dotée d’une dimension liturgique, et des chants religieux viennent parfois la relayer –, du moins un représentant officiel de cette mémoire. Avec lui pour seul témoin, et avec toutes les questions et problèmes contenus par le terme « officiel ».