En 1975, Claude Lanzmann s’est rendu à Rome où s’était retiré Benjamin Murmelstein, seul « doyen des Juifs », pour employer la terminologie nazie, du ghetto de Theresienstadt à n’avoir pas été assassiné. Comme le témoignage de Yehuda Lerner narrant sa participation à la révolte du camp de Sobibor (Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, 2001) celui de Murmelstein n’a pas trouvé à s’intégrer dans le montage de Shoah, en raison de sa richesse et de sa singularité et fait donc l’objet d’un film à part. Si, comme Critikat s’en faisait l’écho lors de la projection cannoise du film, la « méthode Lanzmann » connaît des mutations importantes avec l’irruption de matériaux inédits pour le cinéaste (des dessins et extraits du film de Kurt Gerron), on y retrouve néanmoins le dialogue entre la parole au passé avec le présent des lieux évoqués, au sein desquels le cinéaste devient, cette fois, omniprésent.
Doyen des juifs dans le ghetto « modèle »
Le contexte du ghetto de Theresienstadt était en soi singulier : pensé par les nazis comme un ghetto « modèle », « pour la montre », il fut utilisé comme vitrine auprès de la communauté internationale, ce que décrivait déjà Lanzmann dans Un vivant qui passe (1997), à travers le témoignage de Maurice Rossel, délégué international à la Croix Rouge revenant sur sa visite du ghetto en 1943. Celle qui fut qualifiée de « ville donnée aux Juifs par Hitler », est considérée par Lanzmann comme « l’acmé de la perversité et de la cruauté », symbole du double jeu des nazis qui a permis de dissimuler la solution finale.
Le rôle de Murmelstein n’est pas moins particulier qui, en tant que « doyen des juifs », était nommé par les nazis comme chef du ghetto. Fonction éminemment perverse et contradictoire qui lui conférait un certain pouvoir tout en lui imposant une forme de collaboration avec les nazis. Bien conscient de la contradiction profonde des missions qu’il a exercées, il se nomme lui-même le « dernier des injustes » en référence au titre du roman d’André Schwartz-Bart, best-seller et prix Goncourt 1959. La clairvoyance et la sincérité de son témoignage en font un personnage profondément et cruellement humain qui puise dans la littérature des exemples rappelant son inconfortable position. Insistant sur la dépendance qu’entretenaient les nazis à son égard, il se compare ainsi à Shéhérazade qui, dans le but d’être épargnée par le roi de Perse qui souhaitait la mettre à mort, lui contait chaque soir une histoire qu’elle laissait en suspens. Mais il s’assimile aussi à Sancho Pança, révélant ainsi son prosaïsme extrême et son absence absolue d’illusion. Le portrait qui se dessine à travers son témoignage en fait une figure quasi-shakespearienne, reconnaissant qu’il a occupé cette funeste fonction par « désir d’aventure » et rappelant que si les occupants du ghetto « étaient des martyrs, ils n’étaient pas pour autant des saints ».
Il fait notamment le récit des actions d’embellissement du ghetto, menées sous sa direction, qui ont largement permis d’abuser la communauté internationale, revenant sans complaisance sur ce que ce chantier a apporté, à lui et à sa communauté, tout en concédant qu’il s’agissait bien de participer à la duplicité des nazis. Il revient enfin largement sur l’après-guerre qui a totalement redistribué les notions de Bien, de Mal et de responsabilité, ce qui l’a conduit à un procès, dix-huit mois d’emprisonnement, et à n’être pas considéré comme bienvenu en Israël.
Le cinéaste au cœur de sa mise en scène
Fidèle au dispositif mis en place avec Shoah, Claude Lanzmann fait dialoguer les séquences de l’entretien d’alors avec des images au présent des lieux évoqués par la parole, insistant sur les traces laissées aujourd’hui par ce passé. Mais, alors que Shoah insistait sur les changements subis par le lieu, Le Dernier des injustes voit son auteur se mettre en scène dans le théâtre où se sont déroulés les événements. Théâtre, le mot est employé à dessein, puisque Lanzmann, texte en main, arpente les vestiges du ghetto, en déclamant des écrits qu’il commente en les ponctuant d’adresses directes au spectateur, comme s’il était le récitant d’une tragédie antique.
Longues sont les séquences de textes, écrits sur un carton déroulant, ou lus par l’auteur in situ. Lorsqu’il s’adresse au spectateur depuis le quai de la gare de Bohusovice, il choisit de conserver au montage le passage des trains qui lui coupent la parole, et interrompent le déroulement du film. Ce principe d’un temps du film qui coïncide avec le temps du recueil de la parole et on se souvient, par exemple, que dans Shoah, lorsque Lanzmann a besoin d’une interprète, il conserve dans son film le temps de traduction assuré par cette tierce personne, rallongeant ainsi son œuvre d’une parole souvent non compréhensible pour le spectateur. Ainsi, ce temps « non utile » au récit le devient à la plongée du spectateur dans sa propre pensée, constitue l’occasion de faire un pas de côté vis-à-vis de ce qui est dit, pour réfléchir en lui même. Il en ressort que le film est très long, et, dans une grande aridité formelle, déploie son sujet sur près de quatre heures, alternant les séquences très touffues d’un récit très complexe et les instants de traversée de l’espace évoqué par Lanzmann aujourd’hui. Le cinéaste insiste sur le fait que mener des entretiens très longs permet d’épuiser le témoin jusqu’à le mettre en condition de faire certaines révélations et d’accéder à une forme de sincérité dans son récit. À l’autre bout de la chaîne, il est donc demandé au spectateur de prendre lui aussi le temps d’écouter.
Que penser, alors, de cette mise en scène du cinéaste par lui-même, qui, jadis, laissait aux lieux vides la tâche de traduire la distance qui séparait les images du récit qu’elles portaient, et qui, ici, choisit d’utiliser son propre corps comme témoin du temps passé ? Faut-il y voir le testament de toute une vie employée à monter et remonter les témoignages recueillis, une façon d’occuper le devant de la scène pour une ultime prise de parole après avoir tant d’années occupé le bord cadre ? La présence dans le champ de Lanzmann est d’autant plus troublante qu’elle se redouble entre 1975 et le moment de recueil du témoignage, et aujourd’hui et résonne avec l’autre figure de vieil homme qui peuple le film, celle de Murmelstein. Le rapport entre les deux hommes, les mots qu’ils échangent dans le dernier plan du film, au cours duquel ils s’approchent lentement de la caméra pour repartir ensuite vers la profondeur de champ, la complicité, surtout, qui traverse cet instant, font résonner le film d’un trouble profond qui vient souligner l’ambiguïté absolue du personnage de Murmelstein.