Au fur et à mesure que les numéros musicaux de Nine se succèdent les uns aux autres ponctuant le film avec la régularité monotone d’un programme de cabaret, l’évidence de sa nullité devient de plus en plus irréfutable. Peut-être que Rob Marshall put faire illusion un temps en tentant de ressusciter les shows de Broadway sur grand écran, façon Bob Fosse, mais en se confrontant au cinéma de Fellini, toute la faiblesse de sa mise en scène et la pauvreté de son regard éclatent au grand jour.
Qu’est-ce qui fait de Nine un film si mauvais ?
1- Serait-ce parce que le genre musical est l’un des plus difficiles à aborder ? Il fallait bien un grand inventeur de forme comme Minnelli pour pouvoir filmer des danseurs de génie comme Astaire ou Kelly et ainsi donner ses lettres de noblesse au genre dans les années 1950. La danse et les danseurs, le rendu des gestes et de la grâce, obligent tout cinéaste digne de cette fonction à trouver une nouvelle manière de les filmer. Bob Fosse avait retenu la leçon en relançant le genre dans les années 1970 avec un style plus jazzy et éloigné des classiques. Si, au petit jeu des comparaisons, il est évident que Marshall sortirait perdant, il est tout de même étonnant de constater à quel point il oppose à ses prestigieux prédécesseurs une telle pauvreté dans ses aspirations formelles. Sa confondante platitude dans la gestion de l’espace, son incapacité à suivre un corps en mouvement, la mollesse du montage qui coupe mécaniquement chaque pas témoignent de son désengagement complet à se poser la moindre question de cinéma.
2- Serait-ce pour la nullité des chorégraphies ? En guise de jeu scénique, un triste spectacle son et lumière, criard et rococo, qui use de trucs et astuces type jet de sable comme poudre aux yeux, exhibe une poignée de jeunes femmes se déhancher en sous-vêtements. En vérité nous ne sommes pas très loin de ces petits numéros de danse bâclés qu’utilisent les émissions de prime time sur TF1 avant d’envoyer la pub.
3- Serait-ce à cause de l’incapacité désormais totale du cinéma hollywoodien à nous livrer une once d’érotisme ? On devine l’intention de provoquer un émoi polisson durant la scène musicale de Cruz par exemple, mais toute tentative de sensualité se traduit immédiatement par une gestuelle obscène et vulgaire. L’actrice espagnole se trémoussant et écartant les jambes dans sa tenue légère ne suscite pas tant la réaction escomptée que la réflexion que tout cela n’est que de la pornographie pour midinette, qui n’a même pas le courage d’aller jusqu’au bout de sa démarche, ce qui aurait au moins donné un intérêt au film.
4- Serait-ce parce qu’il n’y a plus de comédien de cinéma apte à véritablement porter un numéro musical ? Car dans le fond, si chaque numéro est si faible, c’est aussi parce qu’il y manque l’essentiel : un corps capable de captiver l’objectif des caméras et d’hypnotiser le spectateur. La danse a longtemps été une des formes d’expressions que diffusait le cinéma hollywoodien, on se souvient de Gene Kelly expliquant à Yves Montand dans Le Milliardaire de Cukor que la danse retranscrit nos sentiments : c’est un art ! Elle exige certes du travail mais aussi une dévotion sans faille. Des comédiens qui n’ont pas pour vocation d’être chanteur ni danseur auront toujours l’air de faire semblant de chanter et de danser, de se prêter au jeu sans s’y donner et sans jamais pouvoir y incarner la moindre émotion.
5- Serait-ce parce que Marshall, dans le fond, n’assume même pas pleinement le genre musical ? La dextérité à intégrer dans la narration les numéros de musique avec naturel et spontanéité est ce qui travaille tout réalisateur qui s’est confronté au genre musical, de Hawks à De Palma. Marshall, lui, ne se donne pas tant de peine, et résout ce problème avec une solution bien commode : les scènes musicales sont en réalité des projections mentales de Guido, protagoniste principale du film, qui illustrent son état d’esprit vis-à-vis de chaque femme qui occupe sa vie. À chaque scène qui le confronte à une femme, une chanson vient illustrer ce rapport, sans aucun souci de cohérence avec la continuité du récit, devenant le stigmate refoulé des histoires que l’on arrive pas à raconter.
6- Serait-ce le jeu de Daniel Day-Lewis ? Acteur qui décidément ne peut plus jouer sans prendre un accent ? Son obstination mimétique à reproduire le phrasé italien, au bout du compte, irrite. À force de faire de chacune de ses prestations des « performances d’acteur », il a fini par intégralement les vider du peu de vie qu’une vedette hollywoodienne est en devoir de nous donner. Le bon comédien n’est pas celui qui disparaît totalement derrière son personnage en en singeant les caractéristiques mais celui qui le fait vivre en livrant une partie de soi-même à travers lui, il serait temps qu’on le comprenne…
7- Serait-ce la ribambelle de starlettes qui se partagent l’affiche ? La multiplication de personnages féminins tend souvent vers un risque de schématisme dans lequel l’imaginaire de paillettes et de magazines de mode de Marshall se vautre complaisamment. Chaque actrice y représente un aspect de la femme, confite dans un statut qui ne les définit que vis-à-vis de l’homme : la mère, l’épouse, l’amante, la confidente, le fantasme etc… Sur ce canevas-là déjà peu ragoûtant, Marshall tisse des rapports faits d’idées reçues et de banalités même pas dignes de la presse féminine. Comme il se doit, les comédiennes grimacent une moue « glamourisante », chacune dans leur coin sans jamais se croiser et seule Cotillard – par excès de timidité ? – tire son épingle du jeu.
8- Serait-ce la trahison totale du cinéma de Fellini ? Non content de piétiner l’héritage des comédies musicales, Nine se veut en plus un hommage au Maestro italien. Le film est une adaptation d’une pièce de Broadway, elle-même ouvertement inspirée de Huit et demi, retraçant les déboires d’un prestigieux réalisateur de Cinecittà dans les années 1960. Il prend cher soudainement, le cinéma flamboyant de Federico ! Car si son film était une réflexion esthétique sur l’acte de création qui allait définitivement bouleverser son style et chambouler le cinéma, les questions qu’il y soulevait sont balayées d’un revers de mains par Marshall dans un torrent de clichés poussiéreux sur l’artiste et l’inspiration, et le réflexe puritain de confronter son héros à ses démons (les femmes) pour mieux le regarder de haut. Le pompon étant cette scène ridicule où la chanteuse Fergie des Black Eyed Peas nous refait la Saraghina sur la plage devant une bande de gamins, chassant tout le trouble de l’éveil sexuel chez l’enfant pour en faire un flash-back timoré tout en gros plans confus, où les gosses gloussent dans leur barbe à la vue de la pauvre catin qui agite ses gros cuissots hystériquement.
9- Serait-ce enfin que Nine tient, au bout du compte, de la pire des tares hollywoodiennes ? Ce qu’il y a de plus insupportable chez Rob Marshall, c’est cette façon de réduire tout ce qu’il regarde aux vignettes édulcorées des plus lamentables stéréotypes. C’était déjà le problème du nauséabond Mémoires d’une geisha qui renvoyait le Japon du XIXe siècle à son image exotique de pays aux mœurs impitoyables et raffinées. Ici, l’Italie des années 1960 et le cinéma européen doivent répondre à tous leurs lieux communs : Rome sous le soleil, les petites voitures, les lunettes noires, l’Église, les paparazzi, la haute couture, les studios jonchés de morceaux de décors de péplum etc… La vocation de ses films est de projeter le monde tel qu’il correspond à l’idée rassurante que l’on s’en fait au détriment d’un véritable regard sur lui qui serait forcément plus inquiétant. Les images rassurantes sont pourtant celles dont on doit s’inquiéter le plus.