Le film Mary Poppins de Robert Stevenson sorti en 1964 se terminait par cette réplique : « Revenez-nous vite, Mary Poppins !» Il lui aura fallu plus de cinquante ans pour atterrir à nouveau chez les Banks. En cinq décennies, qu’y a‑t-il de changé dans l’univers de la nurse de l’allée des cerisiers ? Rien du tout. Et dans le cinéma ? Rien non plus, selon Rob Marshall.
Le même film cinquante ans plus tard
Les enfants Banks ont grandi et leurs parents sont morts. Michael, le fils, est aujourd’hui veuf et élève ses trois enfants avec l’aide de sa sœur Jane et de leur vieille cuisinière, Ellen. Lorsque Mary Poppins tombe du ciel, la grande dépression a balayé leurs économies et la maison familiale est menacée de saisie. Mary Poppins est la seule à n’avoir pas vieilli, alors que tous les personnages du premier film sont scrupuleusement remplacés par leurs doubles : la génération suivante des enfants Banks pour commencer, puis le ramoneur Bert qui devient Jack, l’allumeur de réverbères, le méchant banquier qui laisse la place à un autre méchant banquier, l’oncle doux-dingue et la cousine excentrique… même la vieille dame aux oiseaux est transformée en vieille dame aux ballons. Et le mimétisme ne s’arrête pas là, car dans sa structure même, le film de 2018 reprend le schéma exact de son modèle, presque scène par scène. L’intrigue de l’original tenait en quelques phrases, prétextes à une série de tableaux musicaux et à certains tours de force. L’histoire ici n’est pas davantage développée et chaque numéro trouve sa réplique contemporaine à la même place et au même rythme : le rangement magique de la chambre des enfants devient une scène de bain, la séquence d’animation dans le dessin à la craie prend désormais place dans un décor de porcelaine, la visite à l’oncle dont les fou-rires le font décoller devient une visite à la cousine dont la maison se retourne, la grande chorégraphie des ramoneurs est remplacée par celle des allumeurs de réverbères… etc. Les deux films pourraient ainsi se superposer presque parfaitement.
Une différence capitale se fait jour pourtant entre les deux versions et qui explique peut-être pourquoi celle de 1964 a conservé un charme dont sa relecture contemporaine semble totalement dénuée. Avec My Fair Lady, sorti la même année, Mary Poppins a représenté en quelque sorte la queue de la comète des comédies musicales hollywoodiennes, genre qui a beaucoup œuvré pour le progrès technique du cinéma. Avec toutes leurs outrances maniéristes, ces deux films monstrueux convoquaient, peut-être pour la dernière fois, tous les moyens et innovations des studios pour proposer un grand spectacle. Dans Le Retour de Mary Poppins, plus question d’innovation cinématographique. Le film lorgne bien plus vers Broadway que vers Hollywood. Les chorégraphies ne sont plus façonnées par le montage ou les mouvements d’appareil, mais captées comme sur une scène de théâtre. Il est révélateur de constater que le grand numéro des allumeurs de réverbères débute par un plan d’ensemble frontal, comme un lever de rideau. Les décors sont des toiles de fond et l’on peut presque voir les projecteurs des poursuites lumineuses. Le film de Rob Marshall s’inscrit ainsi dans la mode des comédies musicales à gros budget qui ont fait leur retour au cinéma depuis une décennie, dans le sillage des succès de plus en plus mondialisés de Broadway, et qui représentent aujourd’hui, à Hollywood, une des branches les moins innovantes de la production des studios.
Avec la même patine
Toute nouveauté est à ce point récusée que pour la longue séquence mêlant animation et acteurs en prises réelles (qui constituait le clou du film de Stevenson), Rob Marshall utilise la même technique qu’en 1964 – la légèreté de la caméra en plus. Il confie même avoir eu du mal à trouver des animateurs capables de créer ces scènes « à l’ancienne » et de former une nouvelle génération. Ce choix s’est imposé à lui dès les prémices du projet pour, dit-il, ne pas dénaturer le film et ne pas décevoir les attentes du public. Cette option soulève en elle-même des questions passionnantes qui vont bien au-delà de la simple fidélité à la lettre (dans le cas présent, l’animation 2D à la main) ou à l’esprit (l’aspect novateur de la séquence originale). Même s’il est difficile de condamner complètement les efforts entrepris pour sauver un savoir-faire qui est sans doute voué à disparaître des écrans, il est navrant de faire face à un tel conservatisme dans un genre qui a su bouleverser la technique. Demandons-nous plutôt quel pourrait être l’intérêt artistique d’une scène tournée en 2018 avec des effets datant de 1964. Nous ajouterons que la patrimonialisation des films anciens, leur restauration et leur diffusion rendent caduque l’idée de répondre aux attentes du public et de préserver son émerveillement en cajolant sa nostalgie. D’ailleurs, pour les autres séquences chantées, le réalisateur alterne mise en scène anachronique et effets numériques (ils sont les plus visibles dans la scène du bain) auxquels il semble donner une patine d’époque, si bien qu’ils paraissent bien datés eux aussi…
Et les mêmes schémas
Revenons encore un instant sur cette prise en compte, dans la réalisation, des attentes du public. Rob Marshall effleure ainsi l’autre grande question que soulève Le Retour de Mary Poppins : qu’attend-on aujourd’hui d’un film destiné à un jeune public ? Sur ce point, il est intéressant de le rapprocher de Casse-Noisette et les quatre royaumes, autre superproduction des studios Disney sortie pour Noël. Tous deux ont l’air de défendre un modèle pédagogique ou civique de leur temps : féminisme affiché pour Casse-Noisette, lutte pour l’égalité sociale et mélange des classes dans Mary Poppins et représentation réelle et bienvenue de la diversité dans les deux films (certes de façon plus timide chez Mary Poppins). Pourtant, derrière ces apparentes avancées, peu de choses ont changé au royaume Disney depuis cinquante ans. La sexualité des jeunes filles est toujours un objet de fascination et de tabou (l’œuf que l’héroïne de Casse-Noisette cache sous sa jupe et pour lequel elle cherche la bonne clé), les engagements sont toujours un peu ridicules ou guidés par la sentimentalité (Madame Banks en 1964 était une suffragette soumise ; sa fille, en 2018, est une militante travailliste, mais chaque scène qui évoque ses activités vise en réalité à la rapprocher du personnage de Jack) et l’on ne sort toujours pas, dans les deux films, du modèle des enfants orphelins de mère, élevés par leur père qui doit recréer une normalité familiale en dehors de laquelle les passions funestes se déchaînent. Au moment de la résolution de l’intrigue, Le Retour de Mary Poppins semble, dans un premier temps, faire l’apologie de l’amour et de la solidarité face au cynisme des puissances de l’argent, mais le capitalisme est racheté dans un ultime rebondissement : ce sont les deux pence que Michael avait placé à la banque trente ans plus tôt qui ont porté leurs fruits et les sauveront de la ruine. L’honneur est sauf.