En marge d’une rétrospective à la Cinémathèque française, Mathieu Macheret décrivait F. W. Murnau comme « le grand poète de la nuit ». Il ajoutait : « La nuit murnaldienne agit comme un renversement des règnes et des équilibres » où la réalité « cesse d’être familière pour libérer l’entrelacs des forces occultes qui grouillaient au-dedans ». Nosferatu le vampire est sans doute l’incarnation la plus manifeste de cette obsession, en cela que le film orchestre un dérèglement progressif qui finit par engloutir une ville toute entière. Au regard de ce principe, on peut s’étonner que Robert Eggers ait décidé d’en faire un remake, tant son cinéma, fondé sur la répétition, le malaise et l’épate, semble réfractaire à toute forme de dynamique, comme en témoignent les disparitions de The Witch, les délires lassants des marins de The Lighthouse ou les vignettes d’imagerie viking de The Northman. Si le cinéaste reste malgré tout fidèle au scénario d’origine, il transforme le film de 1922 en un livre d’images figées et pompeuses. S’affichant ostensiblement dès l’ouverture, la nuit dans laquelle se drape Orlok n’est plus vectrice d’un dérèglement. Dès la première séquence (par ailleurs plutôt réussie), dans laquelle Ellen Hutter (Lily-Rose Depp) invoque le vampire (Bill Skarsgård) qui apparaît brutalement dans l’obscurité profonde, la nuit enveloppe l’ensemble du récit, et ce sans presque aucune évolution ou modulation.
Avec sa direction artistique nocturne, ses décors et ses costumes, le film pourrait s’apparenter à un petit précis d’imaginaire gothique joliment illustré et mis au service d’une intrigue connue de tous. Certains tableaux, plus inspirés, suscitent même quelques frissons : ainsi de l’arrivée de Thomas Hutter (Nicholas Hoult) dans le château du comte, de la scène inaugurale, qui repose sur un assez beau jump scare (le surgissement du monstre face à l’héroïne) ou du premier dîner entre Hutter et Nosferatu, où la pénombre ne laisse apparaître que les yeux brillants du vampire. À mesure que le visage et le corps du monstre (ainsi que son improbable moustache) prennent la lumière, le film s’enlise toutefois dans l’emphase. La dimension répétitive devient patente dans le travail sonore : Skarsgård est affublé d’une voix grave, assourdissante et, disons-le, assez ridicule, tandis que les cordes et voix dissonantes de la bande originale (composée par Robin Carolan) soulignent la plongée dans l’horreur. L’engagement physique de Lily-Rose Depp, au jeu très expressif, laisse espérer une respiration au milieu de tant de raideur, mais son personnage est rapidement corseté par le martyre que lui réserve Eggers. C’est qu’il y a une différence majeure entre Nosferatu et le Dracula de Bram Stoker, dont il est l’adaptation contrariée, et que cette nouvelle version choisit d’accentuer : le rôle sacrificiel de l’héroïne, destinée à purifier le monde du maléfice qui le ronge.
Ellen, dont le comte hante les souvenirs, ne cesse d’avertir ses proches qui la croient folle. Si le ton hautain des personnages, pour la plupart des hommes, qui refusent de la croire, sonne en 2024 comme une allégorie du mansplaining, cette modernisation s’avère timide – d’autant plus que le film cultive par ailleurs un archaïsme pesant, porté notamment par les éructations cabotines de Willem Dafoe, aussi grossier en chasseur de vampires qu’en marin pétomane. Le personnage martèle des sentences antimodernes, dont le caractère péremptoire (elles commencent toujours par de vastes concepts – « le Monde », « le Mal », « la Morale », « Dieu ») semblent chercher à élever le propos, alors qu’elles tiennent avant tout d’un imaginaire régressif. À la lumière de ce pénible remake, ce qu’on a appelé la « elevated horror », cette vision hautaine et prétendument sophistiquée du genre, ne fait pas que démontrer sa stagnation (à rebours du mouvement ascendant qu’elle prétend porter) : elle se présente de plus en plus comme une régression.