Qu’est-ce qu’un film d’épouvante en 2016 ? À l’heure de la sortie dans nos salles de The Witch, et quelques jours avant la grande rétrospective que consacrera la Cinémathèque française à Wes Craven, l’un des maîtres du genre, la question mérite d’être posée. Qu’est-ce qui peut bien nous faire peur sur un écran de cinéma, dans une salle obscure, à l’heure du gore normalisé diffusé à la pelle à la télévision et regardé sur quantité d’écrans (ordinateurs, téléphones portables, tablettes…), allongé tranquillement sur son canapé, assis dans un train ou dans un bus ? Les séries télévisées les plus regardées au monde (Game of Thrones, The Walking Dead) décapitent, éviscèrent et énucléent leurs personnages à tour de bras, et le monde entier regarde en famille, avant d’en parler devant la machine à café le lendemain. Le parti-pris de l’info perpétuelle sur l’ensemble des chaînes télé a fait entrer l’horreur, la vraie, dans le champ du récit et de la mise en scène. Là où les grands films d’horreur des années 1970 (ceux de Craven ou de Tobe Hooper, pour ne citer qu’eux) portaient sur leur époque un regard aussi subversif que terrifiant, commentant les horreurs du monde et leur traitement dans les médias audiovisuels (la guerre du Vietnam, notamment) avec un réalisme souvent insoutenable, il semble aussi difficile que vain aujourd’hui d’en trouver un équivalent. L’horreur est partout, et le pouvoir cathartique de sa représentation fictionnelle semble avoir désormais disparu.
Mes sorcières bien-aimées
Que reste-t-il, donc, de l’expérience de l’épouvante au cinéma ? Ces dernières années, quelques rares films ont apporté un début de réponse. The Blair Witch Project, il y a déjà 17 ans, lançait la mode du found footage en réinventant à la fois la manière de montrer l’horreur (précisément en ne la montrant pas) et la façon de la promouvoir (l’astucieuse campagne marketing, entièrement menée sur l’Internet balbutiant). Ses innombrables avatars n’ont jamais réussi à réitérer ce double exploit, sauf peut-être, dans une moindre mesure, le génial Unfriended (2014), conçu précisément pour être regardé sur un écran d’ordinateur – peut-être bien le seul film au monde qui gagne à ne pas être vu en salle. Entre les deux, une poignée de coups d’éclat : The Descent (2005), film claustrophobe à voir dans le noir et enfermé ; La Cabane dans les bois (2012), qui pousse le principe de l’auto-parodie (et donc de l’auto-destruction) à son paroxysme ; It Follows (2014), ou l’hybridation parfaite de Gus Van Sant et John Carpenter ; ou encore Under the Skin (2014), film anti-star avec une star dedans. Depuis Scream (1996) et ses trois suites (Wes Craven, encore lui) le meilleur du cinéma d’horreur est auto-réflexif, ultra méta, et se doit d’être drôle et/ou extrêmement stylisé.
Dans ce contexte, la sortie de The Witch, second long métrage de Robert Eggers précédé d’un buzz hystérique suite à sa présentation à Sundance, est à accueillir avec précaution. Pour ne citer que quelques exemples récents, You’re Next (2012), Mister Babadook (2014) ou encore Goodnight Mommy (2014) ont souffert de leur réputation quelque peu exagérée et se sont dégonflés comme des baudruches après visionnage. Le cas The Witch est un peu plus complexe. Sans être le classique instantané annoncé (« Le cinéma d’horreur existe encore », clame carrément l’affiche), le film joue astucieusement de sa quasi-absence d’effets et de son ascétisme esthétique — en réalité aussi factice que l’outrance criarde d’un Nicolas Winding Refn. Le scénario valide pleinement les parti-pris visuels du cinéaste (inspiré, dit-il, des films de Bergman comme Cris et Chuchotements) : The Witch suit les mésaventures d’une famille pieuse dans la Nouvelle-Angleterre de 1630, exilée à la lisière d’une forêt. Lorsque leur nouveau-né disparait mystérieusement alors qu’il était sous la garde de Thomasin, la fille aînée, la famille sombre progressivement dans la paranoïa et la folie. Est-ce qu’une sorcière est vraiment tapie dans les bois, s’acharnant sur la famille et ses récoltes ? Ou est-ce Thomasin elle-même qui est possédée par le Mal ?
Evil not dead
En choisissant d’ancrer son film dans la réalité historique des États-Unis et, plus précisément, un épisode particulièrement traumatisant de son Histoire (le puritanisme le plus abject qui a conduit à la fameuse chasse aux sorcières de Salem), Robert Eggers contourne habilement les attendus et s’impose des limites narratives et esthétiques plutôt bienvenues. L’image, extrêmement soignée, stylise à l’extrême le dénuement qu’elle est censée montrer, juste assez pour maintenir le récit dans un entre-deux ni totalement dérangeant, ni vraiment confortable, du moins dans sa première moitié. Eggers ne fait pas grand mystère de ses intentions : puisque le film s’appelle The Witch, sorcière il y aura, mais la folie et la peur se nichent ailleurs, et c’est ce qui intéresse bien évidemment le réalisateur. C’est dans l’hystérie bigote d’une mère écrasée par le chagrin et dans la lente dérive d’un père aveuglé par les règles que lui impose sa religion que se nichent les vraies sources de l’horreur, et Eggers s’applique beaucoup, sans doute même trop, à trouver le ton juste entre le conte horrifique et la tragédie intimiste. Car, à trop ménager la chèvre et le chou, le réalisateur peine à garder le cap. Au cœur du récit, sa jeune héroïne (fabuleuse Anya Taylor Joy) incarne la pureté absolue, que seuls les regards biaisés de ceux qui sont obsédés par la présence du Mal accuseront d’être la source de leurs maux. En cristallisant toutes les peurs et toutes les haines, Thomasin devient le bouc émissaire de la bigoterie la plus terrifiante. Mais l’ambiguïté maintenue par le réalisateur sur la nature profonde de la jeune fille et sur la présence réelle ou fantasmée du Mal, s’accorde maladroitement avec son propos, au point que les effets horrifiques (savamment dosés et rondement menés) semblent plus décoratifs que vraiment fondés.
The Witch nous balade ainsi, d’une interprétation à l’autre, se drapant un peu facilement dans un mystère trop vaporeux pour être pleinement intriguant, un sentiment de déception et de frustration inversement proportionnel à la montée en puissance du récit. C’est un peu le syndrome « True Detective », toutes proportions gardées : la dilution progressive d’un ensemble prometteur dans une sorte de fumisterie théorique qui pue l’arnaque. On n’ira pas jusque-là au sujet de The Witch, qui parvient à révéler un cinéaste dont on guettera le prochain film avec une curiosité certaine ; mais Robert Eggers n’a ici ni réinventé le cinéma d’horreur, ni même posé un jalon dans son histoire.