En juillet 2017, à l’occasion de la sortie d’It Comes at Night de Trey Edward Shults, un critique du Guardian, Steve Rose, parlait de « post horror » pour qualifier un ensemble de films tournant le dos aux conventions du cinéma de divertissement horrifique. Regroupés dans un corpus hétéroclite, établi à la fois en fonction de la concomitance des sorties en salles et des sélections dans des festivals de renom (Cannes et Sundance essentiellement), Personal Shoper d’Olivier Assayas, A Ghost Story de David Lowery et The Witch de Robert Eggers représentaient ce « post » cinéma de genre prenant la peur très au sérieux et par conséquent inadapté au public des multiplexes habitué aux produits Blumhouse. Cette ligne « post-horrifique » a été renforcée depuis avec les sorties d’Hérédité et de Midsommar d’Ari Aster, et maintenant avec The Lighthouse, le deuxième film de Robert Eggers, qui se dispute avec Ari Aster le titre de nouveau « maître de l’horreur ».
On comprend que les deux réalisateurs soient en concurrence, au moins aux yeux de la critique : l’un et l’autre sont américains, ont approximativement le même âge (une trentaine d’années), sont produits et distribués par la même société (A24 films) et partagent les mêmes références : la trilogie polanskienne des appartements (Répulsion, Rosemary’s Baby, Le Locataire) et Shining de Kubrick. Ajoutons que, dans les deux cas, il a suffi d’un seul film, le tout premier en fait – The Witch pour l’un, Hérédité pour l’autre – pour que s’enclenche un processus de reconnaissance et de consécration rapide, comme si le cinéma de genre venait de trouver ses nouveaux messies. Peu de voix dissonantes (quelques-unes pourtant ici-même) se sont fait entendre pour signaler par exemple le caractère extrêmement conventionnel de l’imaginaire paranoïaque de ces deux films, qui ont érigé leur côté « post-horrifique » en jetant avant tout de la poudre aux yeux. Un soupçon d’inquiétante étrangeté par-ci, une citation de Kubrick par-là et le tour a été joué. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’Eggers et Aster se sont affirmés, dès leurs premiers films, comme des champions de la magie, leur tour consistant essentiellement à rafraîchir de vieilles histoires de sorcellerie (The Witch) et de complot diabolique (Hérédité) grâce à une maîtrise technique consacrant avant tout, chez eux, la puissance de l’effet : c’est par exemple la maison miniature révélée par le travelling qui ouvre et clôt Hérédité, procédé qui résume à lui seul l’esthétique « post-horrifique ». Celle-ci repose moins sur la nouveauté d’un regard ou le renouvellement des récits et des figures horrifiques (on trouve bien plus d’innovation, de ce point de vue, chez Blumhouse) que sur une rouerie permanente, sensible aussi bien dans la forme, emphatique, voire pompière à force de viser la puissance, que dans les scénarios, toujours enclins à l’amplification et toujours soucieux d’ajouter des couches (d’occultisme) là où il n’y a, en réalité, pas grand-chose à voir.
Rien à faire
Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au dernier festival de Cannes, The Lighthouse peut être décrit comme un joli tour de passe-passe. On peut facilement se laisser duper par son format carré, par le grain épais de son noir et blanc, par l’austérité de ses décors (mer déchaînée/lande désolée) ; on peut être impressionné aussi par le grand nombre de références esthétiques et culturelles à travers lesquelles Eggers tente de poser un univers : le cinéma muet (Dreyer surtout), la littérature (Melville et Beckett), le gothique suranné du XIXe siècle (Gustave Doré et Arnold Böcklin, entre autres) figurent plus ou moins explicitement dans la liste de citations que le film égrène consciencieusement. Mais les effets conjugués de la photographie et des références se dissiperaient assez vite si les deux uniques acteurs du film – Willem Defoe et Robert Pattinson – n’occupaient la scène pendant 1h50. Disons-le clairement : l’étrangeté relative de The Lighthouse repose sur leur comique beckettien : le vieux Wake (Defoe) et son jeune assistant Winslow (Pattinson) semblent nous jouer une version « maritime » d’En attendant Godot : ils gardent un phare sur une île reculée, loin de toute civilisation – et ils n’ont rien à faire.
De cette absence d’action, Eggers tire une dramaturgie de la répétition, où la tension monte par paliers : même modus operandi que dans The Witch, où les membres d’une famille très puritaine disparaissaient les uns après les autres avant que les soupçons portant sur la fille aînée ne soient validés dans une scène de sabbat qui perçait platement le mystère entretenu par le film. En petit magicien du cinéma de genre, Eggers aime révéler le secret de ses tours – et c’est ce qu’il s’efforce de faire une nouvelle fois dans The Lighthouse, même si cette fois, le tour que le film nous joue paraît un peu moins plat, un peu mieux gardé aussi. Le huis-clos imposé aux deux personnages – qui croupissent dans un décor prenant l’eau peu à peu – permet en effet d’installer une relation relativement complexe entre Wake et Winslow : vampirisation, autodestruction, amour homosexuel sont des hypothèses que le film déploie successivement. Mais toutes ces versions, jouées de façon outrancière par les deux acteurs (qui cabotinent à qui mieux-mieux) marquent aussi la limite de la dramaturgie d’Eggers, et plus globalement de sa conception de la peur au cinéma. Car loin de rendre sensible le sentiment d’abandon et de claustrophobie qu’éprouvent les deux gardiens du phare, le film semble plutôt jouer à travers eux sa propre parodie. Restreint dans un registre d’alcoolique-pétomane, Willem Defoe fait beaucoup de grimaces et parvient à incarner un monstre qui n’est pas sans rappeler par moments le personnage de Bobby Peru dans Sailor & Lula (Lynch, 1990), mais ce monstre ne reste au fond que ce que le scénario a prévu qu’il soit : un solitaire atrabilaire qui boit pour surmonter ses peurs. Même échec d’incarnation en ce qui concerne Pattinson, qui joue l’homme à tout faire du phare, celui qui vide des pots de chambre remplis d’excréments et fait divers travaux harassants (dont le sens, bien souvent, nous échappe). Le scénario a prévu qu’il incarne, dans ce monde d’hommes aux visages burinés, le trouble sexuel : on le voit donc se masturber régulièrement sur une statuette aux formes féminines, puis fantasmer une présence sexuelle (fantasme lourdement souligné par les apparitions oniriques d’une sirène !), puis connaître un moment de trouble homoérotique lors d’une beuverie avec Wake, qu’il se retient d’embrasser. On en restera pourtant au stade de l’écriture : ce trouble dont le film veut faire son miel n’affecte d’ailleurs le jeu des deux acteurs qu’en le poussant vers la caricature.
« Putain de parodie »
« On dirait une putain de parodie » lâche à un moment Winslow, dans un éclair de lucidité pour lequel il faudrait presque applaudir Eggers. La possibilité de la parodie apparaît en dernier ressort comme la seule perspective véritablement réjouissante de The Lighthouse : on se désole presque de voir que celle-ci émerge si tardivement et qu’elle reste finalement à l’état de simple velléité. La réplique de Pattinson tombe en effet à plat, elle ne produit aucun changement de registre notable, ne perturbe pas le fonctionnement narratif du film : Winslow continue de se masturber et de voir des sirènes, il continue aussi d’accomplir des tâches absurdes et de boire de la gnôle avec Wake. On ne saura jamais ce qui se trouve du côté de la « putain de parodie » : très certainement l’envers du film que l’on a vu. C’est sur ce versant comique, à peine esquissé, que The Lighthouse aurait pu être considéré comme une réussite relative.