En pleine projection de presse de Nous, les vivants, au moment du passage à la dernière bobine, la pellicule sauta et interrompit le bon déroulement du film. Plongé dans une semi-obscurité, face à l’inquiétant écran blanc, nous (les critiques consciencieux) restâmes figés, n’osant faire le moindre mouvement, coincés dans une posture statique, tentant vainement de conserver un semblant de contenance digne les uns vis-à-vis des autres. Voilà (me suis-je dit) une scène qui pourrait facilement figurer dans le film d’Andersson, comme si la saute avait fait basculer le film de l’écran à la salle de projection, les spectateurs se retrouvant soudain à la place des personnages. À défaut d’être pertinent, le film au moins est juste.
Roy Andersson est un réalisateur de publicité, l’un des plus importants en Suède, voire d’Europe. De la pub, il a appris une certaine façon de domestiquer l’absurdité, en lui donnant une finalité bien précise (vanter les mérites d’une marque). Il excelle dans cette discipline. Son plaisir, c’est d’épingler ces situations cocasses où nous nous retrouvons tout d’un coup en trop, condamnés à être l’acteur encombrant d’une scène où nous n’aurions rien à jouer. Mais passer du spot publicitaire – qui est l’art de réduire le récit à un temps « fort » – au cinéma – qui est l’art de faire alterner le récit du temps « fort » vers le temps « faible » (et vice et versa) – est souvent un exercice périlleux pour un réalisateur. Andersson s’en accommode en acclimatant son savoir-faire de publicitaire à une vision cinématographique absolue à l’aide du dispositif très strict de sa réalisation. Chaque scène est un plan-séquence, filmé en vue d’ensemble avec une grande profondeur de champ, essentiellement en caméra fixe. Cela donne lieu à une suite de scénettes où est dépeint le malaise de la condition suédoise. Les personnages, alourdis par les vastes décors, engoncés par la structure imposante du découpage, se trouvent dans l’impossibilité d’exercer leur fonction sociale tant ils sont accablés par leurs angoisses, leurs problèmes sentimentaux, financiers, moraux etc… Bien que partageant le même cadre, ils sont seuls : la déprime des uns se heurte au cafard des autres.
On pense à Buñuel (dont Andersson dit ouvertement s’être inspiré) pour la façon dont le film passe de la réalité au rêve dans une narration décousue, mais aussi au Fellini post-Huit et demi pour le côté flamboyant et onirique de certaines scènes (un immeuble monté sur rails), en moins chaleureux (humour nordique oblige). En fait, plus qu’une succession de sketchs (comme on l’a dit un peu simplement), le film d’Andersson se structure comme un diaporama de cartes postales suédoises. Mais des cartes postales « émotionnelles » qui donneraient à voir les états d’âme de la Suède : ses remords (les quelques symboles nazis qui éraflent l’image), le spleen de sa jeunesse, de ses classes ouvrières, moyennes et bourgeoises…
Mais une carte postale, même négative, reste une sorte de publicité, une façon de vanter un produit, un prospectus qu’on trouve dans nos boîtes aux lettres avec la mention « approuvé par vos proches ». En bon publicitaire, Andersson ne laisse pas son film lui échapper, il ne prend jamais le risque que ce dernier soit autre chose que l’argument (publicitaire) de son discours (la marque). Chez Fellini et Buñuel, le récit suivait le fil d’une inspiration créatrice qui avait son propre sens, plutôt que le sens d’un discours prédéfini. Ici, le délire apparent est jugulé. Si bien que malgré son talent de scénographe et certaines scènes assez frappantes, le propos du film – la Suède est constamment au bord de la neurasthénie mais elle garde espoir – est limité. Le film ne transcende jamais l’ambition universaliste du titre « Nous, les vivants » et se cantonne à un tristounet « Eux, les Suédois ». Pour ça, il aurait fallu permettre au récit de respirer un peu, comme la formidable scène d’introduction où Andersson laisse entrevoir ce que pourrait donner une comédie musicale dépressive.