En 1960, une statue du Christ traverse le ciel romain, passe au-dessus d’antiques aqueducs, portée par un hélicoptère : c’est la scène d’ouverture de La Dolce Vita. Palme d’or à Cannes, le film réinvente le cinéma et marque à jamais les esprits comme le vocabulaire, du titre lui-même à nos paparazzi contemporains, qui ont hérité leur nom de Paparazzo, le photographe du film, joué par Walter Santesso. Qui est Fellini ? Un « grand menteur », un « cantastorie » (une sorte de chanteur ambulant), aimait-il dire. Un « demi-dieu », créateur de mondes aussi réels qu’oniriques. Un magicien de l’image. Le Maestro. Mais voilà, Fellini est surtout aujourd’hui une grande icône du passé, comme cette immense tête antique trimballée dans les rues du Satyricon : le temps semble avoir passé sur ses films, dont on fait des monuments, et que l’on fige dans des clichés qui, pour avoir leur part de vérité, n’épuisent pas la richesse et la vie si intense de ses œuvres. Retour sur un cinéaste adulé, mais peut-être aussi mal-aimé.
I. Partir du néoréalisme: en naître, et le quitter…
On a coutume de dire que tous les chemins mènent à Rome. Mais tous mènent-ils donc à Cinecittà ? Que les plus prestigieux réalisateurs viennent d’horizons bien étrangers au cinéma, c’est un fait, mais comment expliquer que Federico Fellini, peintre attendri de l’âme humaine, se soit auparavant destiné à gagner sa vie en dessinant des caricatures ? Peut-être faut-il y voir un des paradoxes propres à la personnalité du Maestro. Car Fellini n’en est plus à un paradoxe près. Comment l’homme qui assista Rossellini dans la rédaction de Rome ville ouverte put-il être la cible de critique acerbe de la part des zélotes du néoréalisme, un fois passé derrière la caméra, alors que le réalisateur demeurait fidèle aux codes formels et techniques du genre ? Peut-être parce qu’il l’a fait à sa manière. En 1959, il soulignait ainsi sa propre définition du néoréalisme : « Pour moi, le néoréalisme signifie contempler la réalité avec un regard honnête – mais n’importe quel type de réalité : pas seulement la réalité sociale, mais également la réalité spirituelle, la réalité métaphysique, tout ce que l’homme a en lui.»
Le réalisme relatif
Par là, il s’oppose certainement à Cesare Zavattini, journaliste critique de renom de l’après-guerre italienne, et théoricien du néoréalisme, qui le définit ainsi : « Le néoréalisme exige de nous que notre imagination s’exerce in loco, sur l’actuel, car les faits ne révèlent leur force imaginative naturelles que lorsqu’ils sont étudiés et approfondis. Ce n’est qu’alors qu’ils deviennent spectacle, car ils sont révélation.» Il semble donc que ce qui oppose Zavattini et Fellini soit avant tout dans leur définition du réel. Zavattini semble vouloir dépouiller le réel de toute part de mystère, de chaos, d’inconstance : on ne doit voir à l’écran que ce que la caméra voit, et c’est ce qui est montré qui doit susciter une « révélation » chez l’auditoire. Fellini, quant à lui, est depuis son plus jeune âge amateur de théâtralité, si l’on en croit la légende – soigneusement entretenue par le maestro – qui voulait que rien ne pouvait s’opposer à lui lorsqu’il s’agissait de rentrer dans un cirque qui aurait visité sa ville natale de Rimini. Mais ce serait oublier le contexte dans lequel se déroule l’apogée du néoréalisme. Le genre se veut, en effet, une école du dépouillement, qui s’oppose avant tout autre chose aux fastes grandiloquentes – certains diront grotesques – du cinéma de propagande du régime de Mussolini. Il s’agit donc autant d’une posture artistique que d’une posture morale. Si le mouvement a aujourd’hui un retentissement et un prestige reconnu, il n’en est pas de même à l’époque de la production : le public n’est pas au rendez-vous, et le cinéma néoréaliste est avant tout un cinéma de critique, qui ne représente qu’une part infime de la production italienne. Or Federico Fellini vient au cinéma un peu par hasard, par une combinaison de coïncidences heureuses, de talent certain. Poussé par un goût immodéré pour le spectacle et les images…
En 1945, Rossellini va faire appel à Fellini pour l’aider à rédiger l’un des films-phares du néoréalisme, Rome ville ouverte. Fellini est déjà en rapport avec le monde du cinéma, mais loin d’être un prodige du grand écran prêt à tout pour réussir, il cachetonne auprès des studios en tant que relecteur – correcteur de scénarios, et écrivain de gags. Il a travaillé pour une cinquantaine de production à ce poste, tout en ayant pignon sur rue en tant que… caricaturiste de GI’s. C’est ainsi que Rossellini, selon son propre aveu, va trouver le futur maestro : entouré de feuilles de papier sur lesquelles il croque les corps des soldats américains de l’armée d’occupation, attendant que ses clients viennent le trouver pour rajouter le visage au dessus. Fellini venu à Rome depuis Rimini est autant là pour l’argent que pour la fascination qu’exerce sur lui la capitale. Doit-on s’étonner qu’il ne suive pas le dogme néoréaliste à la lettre ? La critique italienne des années 1945 – 50 est déjà très puissante, elle le deviendra plus encore jusque dans les années 1970, mais elle n’a probablement que peu d’emprise sur ceux dont la maturité cinéphilique s’est avérée à l’ombre des problématiques commerciales.
Les Feux du music-hall – sur une place nocturne, Checco recrute sa future troupe : « ça suffit, les professionnels suffisants et prétentieux : c’est l’heure des artistes inconnus. » Déjà, Fellini mêle topos néoréalistes (propos revendicatif, lieux de tournages naturels, acteurs amateurs) et la magie du spectacle.
Du néoréalisme baroque
« Lorsqu’on aime les films, on ne peut pas s’arrêter à l’écriture » : ainsi Fellini va t‑il simplement expliquer son arrivée au générique des Feux du music-hall, co-réalisé avec Alberto Lattuada. La querelle demeure autour du nom auquel il faut rattacher le film, d’autant que le projet suscite tellement de réticences de la part des producteurs qu’ils mettront en marche un projet concurrent (Vita de Cani), mais calibré exprès pour le succès commercial. Cela étant, l’imaginaire fellinien est déjà présent, déjà en confrontation ici avec les règles néoréalistes. Par son sujet, avant tout : le film traite des théâtres itinérants qui sillonnent les chemins. La tradition est déjà en déliquescence à l’époque, elle aura totalement disparu dix ans plus tard. Mais dans son portrait de saltimbanques étincelants sur scène, pitoyables et veules dans la coulisse, Fellini dessine déjà certainement l’opposition entre l’image rêvée du cinéma et la réalité de son exécution. Paradoxalement, c’est en soulignant, dans une perspective qui ne peut que recevoir l’assentiment des néoréalistes, les ténèbres qui entourent les feux de la rampe (du music-hall comme du cinéma), que Fellini jette un pavé dans la mare. Quelque réaliste qu’elle soit, une œuvre cinématographique se fonde avant tout sur une infinité de compromissions, de tricheries, de trucages, et de mensonges (voire, dans le cas de Checco, l’œuvre peut servir à toute autre chose qu’à susciter la « révélation » chez son auditoire – en l’occurrence, séduire une jolie fille et se rassurer sur sa propre virilité). Avec les meilleurs intention du monde, les artistes de cinéma sont avant tout des artisans de la lanterne magique : ce que l’on voit, ce que la caméra voit, n’est pas ce qui est, mais bien ce qui les marionnettistes hors-champs veulent nous montrer.
Le réel lui-même ne suffit pas à Fellini – ou plutôt, une conception exclusivement concrète lui semble étriquée. Lorsqu’il revient sur son troisième film, I Vitelloni, il souligne que la ligne directrice de son récit est avant tout que « les origines de toutes nos angoisses, peurs et défaillances sont un manque d’amour ». Cela semble être le thème qui sous-tend toute son œuvre pré-Dolce Vita, le film qui marque le basculement définitif de son œuvre hors des sentiers du néoréalisme. Ainsi, il notera que « dans mes films, il y a toujours une petite personne qui veut donner de l’amour, et qui vit pour l’amour – particulièrement dans ceux avec Giulietta ». Or, son épouse Giulietta Masina est particulièrement présente dans le début son œuvre : Les Feux du music-hall, Le Cheik blanc, La Strada et Les Nuits de Cabiria voient l’actrice interpréter des rôles de personnes fondamentalement un peu trop naïves, en butte au monde, incapables de survivre à la méchanceté, à la veulerie de leurs contemporains. Ainsi, à propos des Nuits de Cabiria, le réalisateur dira : « c’est l’histoire d’une fille qui ne comprend rien à ce monde, et le monde le lui fait payer ; au fond, un Don Quichotte féminin. Son métier ? Prostituée. Mais elle aurait tout aussi bien pu être bonne à tout faire ou sœur de charité.» Cité par Christian Strich dans Federico Fellini – Films. On perçoit ici une approche du traitement des personnages plus naturaliste – au sens littéraire du terme – que réaliste, ou néoréaliste. On peut imaginer un peu de Zola ou de Balzac dans le caractère à la fois vil et émouvant de Checco dans Les Feux du music-hall, dans le Zampano de La Strada, dans l’infâme Fausto d’I Vitelloni, dans l’ambigu Augusto d’Il Bidone ou dans les personnages masculins des Nuits de Cabiria. Face à eux, se tient la pureté des personnages « féminins » : la femme spoliée mais aimante de Checco des Feux du music-hall, la splendide Gelsomina de La Strada, Cabiria elle-même… Mais on peut également rajouter à cette énumération des personnages de Giulietta Masina celui de Moraldo Rubini, le frère rêveur et lunaire de la jeune femme trompée et jouée d’I Vitelloni, comme dans les deux personnages interprétés par Richard Basehart, le naïf Picasso d’Il Bidone et le « fou » de La Strada – Fellini n’oppose pas l’homme et la femme, mais tente plutôt de définir un principe de la sensibilité, qui semble seoir bien mieux aux personnages féminins.
Comme le roman naturaliste, Fellini semble vouloir peindre le cœur des hommes, montrer combien l’absolu du cœur s’accommode mal du « réel » – encore lui. Le réalisme fellinien tient autant d’une peinture sombre (même si parfois nuancée) de la noirceur du cœur humain « réel », concret, de celui qui a déjà trop souffert (ou parfois, qui est atteint de la plus pure vilénie), que d’une exaltation d’un cœur plus pur, plus abstrait – une sorte de propos dérivé de Rousseau, en somme, ou d’une tradition chrétienne spirituellement pure, non teintée de la corruption du réel. Fellini construit ainsi des figures suivies, des personnages qui se renvoient les uns aux autres : Moraldo Rubini deviendra Marcello Rubini dans La Dolce Vita, les personnages de Richard Basehart se répondent l’un à l’autre, tandis que Franco Fabrizzi est un monstre dans I Vitelloni tout autant que dans le rôle de l’escroc sans scrupule d’Il Bidone – sans oublier évidemment le personnage filé de la filmographie des années 1950 de Fellini, Giulietta Masina. Comme si Fellini tentait de se construire une Comédie humaine…
La Strada : Giuletta Masina campe une Gelsomina lunaire. Où est caché Fellini : « seulement » dans les gradins du cirque, donnant au film un caractère autobiographique, derrière le visage rude d’Anthony Quinn, qui ne saura pas à temps ses sentiments pour la jeune femme, ou derrière celui de Gelsomina elle-même ? Quoi qu’il en soit, irrégularité et chaos, Fellini donne définitivement dans le baroque.
La divinité de l’homme
En parlant des Nuits de Cabiria, le réalisateur avouera qu’il « croit à la lente conquête de la divinité de l’homme ». De fait, Fellini arrive au cinéma à un moment charnière de l’actualité de son pays : tandis que Benedetto Croce, opposant emblématique à la fois de l’église catholique et du régime fasciste, meurt en 1952, Staline disparaît quant à lui en 1953. Fellini, qui de son propre aveu n’est pas un catholique pratiquant, demeure mystique. C’est dans un contexte de crise profonde de valeurs morales qu’il commence sa carrière de réalisateur : là où les néoréalistes les plus fervents s’affirment par la certitude de la justesse de leur discours (une rectitude qui leur vaudra longtemps les foudres du monde politique, qui appréciait peu qu’on sorte le « linge sale » de l’Italie au vu et su de tout un chacun…), Fellini s’interroge, doute, veut proposer. Est-ce donc bien le bon combat ? Lorsqu’il parle de Rossellini, Fellini notait : « j’ai vu qu’il ne faisait pas des films pour raconter des histoires, mais qu’il regardait la vie avec humilité et tentait de la représenter avec sa seule force vitale. Il est l’unique inventeur du cinéma que certains appellent “néoréaliste”». Le propos politique, idéologique de Fellini semble vouloir retenir cette humilité, cette force vitale : il place au centre de son cinéma l’inconnu de l’âme humaine, l’invisible, l’abstrait, le sublime que l’on trouve dans l’âme la plus honteuse. L’important, semble dire le réalisateur, se situe autant dans ce que l’on peut montrer, que dans ce que l’on ne peut saisir : si tous ses films de cette décennies s’astreignent à situer une partie importante de leur déroulement sur une place de village — le centre névralgique de la vie italienne, et un topos récurrent néoréaliste, c’est avant tout en tant que symbole du vide de l’âme de ses protagonistes qu’il l’utilise.
En tant que scénariste, Fellini a participé à certains des scénarios les plus importants de la mouvance néoréaliste (Rome ville ouverte ou Paisà, notamment) – mais il se distingue donc du mouvement avant tout dans ses intentions, dans son discours esthétique. Si l’importance du réalisme formel demeure dans son style visuel, Fellini entend faire raconter autre chose à ce style : il entend rappeler l’importance – le réalisme, même – de l’illusoire, moral autant qu’esthétique. Ce n’est pas un hasard si la première décennie de son œuvre se clôt sur ce qui demeure certainement un de ses plans les plus irréalistes : Giulietta Masina, la Cabiria de ses Nuits, à bout de désespoir, mais qui a finalement vécu ce qu’elle devait pour atteindre à la rédemption, finit par retrouver le sourire, et adresse un signe de tête à la caméra, au cinéaste, au spectateur. Le personnage devient l’actrice, l’art de l’illusion devient le réel – le chapitre semble devoir se clore, Fellini-Masina avoir fini par dire ce qu’il voulait dire, par achever d’intégrer l’illusion au réel, d’avoir donné au néoréalisme le supplément d’âme qu’il désirait. Il est temps pour autre chose, pour l’avènement du règne de l’illusion baroque – il est temps pour la Dolce Vita.
Les Nuits de Cabiria : avec le premier regard caméra de sa carrière de réalisateur, Fellini franchit définitivement la frontière entre réalisme et poésie.
II. Fellini et le monde du spectacle
De son enfance telle qu’il l’a représentée dans bon nombre de ses films, Fellini semble avoir gardé les souvenirs marquants de ses premières expériences de spectateur, expériences qu’il évoquera ensuite à plusieurs reprises au cours de sa filmographie, dans Les Vitelloni, Amarcord, Fellini Roma ou encore Les Feux du music-hall. Occupant par ailleurs une place prépondérante dans le cinéma du réalisateur, le monde du spectacle constitue, littéralement ou métaphoriquement, l’un des éléments centraux et incontournables de l’univers fellinien.
L’enfance de l’art : vestiges d’un monde évanescent
Premiers contacts avec le cinéma : c’est à l’âge de 7 ans, dans une petite salle de Rimini, que le jeune Federico voit son premier film sur les genoux de son père. À la même époque, alors qu’il est pensionnaire dans un collège de prêtres à Fano, le futur cinéaste parvient par un petit matin à échapper à sa geôle cléricale, puis erre dans les rues pour finalement atteindre une petite place sur laquelle une troupe de cirque a élu domicile. Il passe alors la journée avec des saltimbanques qui tolèreront sa présence sans lui poser la moindre question… De cette première incursion dans un univers qui ne cessera dès lors de l’inspirer, Fellini déclarera en 1979 : « Le cirque m’est inné. Il s’est manifesté en moi, tout de suite, une traumatisante et totale adhésion à ce vacarme, ces musiques, ces monstrueuses apparitions, ce risque mortel. J’ai regardé le chapiteau comme une usine de prodiges, un lieu où s’accomplissaient des choses irréalisables pour la majeure partie des hommes. »
En 1939, la revue Cinemagazino confie à Fellini quelques enquêtes à faire sur les célébrités du music-hall. C’est l’occasion pour lui de plonger dans un monde auquel la scène de Rimini l’avait familiarisé enfant, et qu’il portera à l’écran en 1950 dans Les Feux du music-hall – généralement considéré comme sa première œuvre de cinéma et co-réalisé avec Alberto Lattuada. Le film, qui raconte l’histoire d’une troupe de comédiens et de danseurs itinérants, décrit avec une précision grinçante les mécanismes d’un univers qui ne va pas sans rappeler ceux d’un show-business nauséabond, show-business que le cinéaste évoquera par la suite avec Ginger et Fred et même, dans une moindre mesure, avec La Dolce Vita, Tobby Dammit ou même Huit et demi.
Fasciné dès son plus jeune âge et jusqu’à la fin de sa vie par le spectacle et par les formes les plus étranges et fantasmatiques de celui-ci, Fellini ne cessera donc, tout au long de sa carrière, de revenir aux sources premières de son inspiration. Car si l’enfance tient une part importante dans la plupart de ses films, et si son évocation exprime quelque chose d’essentiel d’une origine des mondes portés à l’image, c’est en tant que cette enfance investit une part du présent, notamment à travers les expériences et les inserts spectaculaires. « Je pense que nous avons tous » remarque ainsi le cinéaste, « dans notre enfance, un rapport estompé, émotionnel, rêvé avec la réalité ; tout est fantastique pour l’enfant, parce que inconnu, jamais vu, jamais expérimenté, le monde se présente à ses yeux comme (…) un gigantesque spectacle, gratuit et merveilleux. »
La Strada
De sorte que le visage à la fois incrédule, vaguement inquiet et néanmoins émerveillé que l’on devine chez le futur cinéaste rencontrant pour la première fois des saltimbanques, c’est celui que l’on verra plus tard chez l’enfantine Gelsomina de La Strada, lorsque écartant les pans d’un chapiteau elle semble découvrir un monde neuf dans un mouvement quasi initiatique ; c’est aussi l’empressement excité du petit garçon qui ouvre sa fenêtre au début des Clowns et se rend compte qu’un cirque a élu domicile sur la place attenante à sa maison ; c’est enfin le visage baigné de larmes d’Anita Ekberg se redécouvrant jeune et belle à l’écran dans Intervista, lorsqu’en un tour de magie malicieux Marcello Mastroianni fait apparaître sur un drap tendu une scène mythique de La Dolce Vita, renouant ainsi avec des dispositifs primitifs du cinéma pour souligner la temporalité particulière qui est celle de l’image. Faite de présent et de passé, de vivants et de morts, de devenir et de pétrification, cette temporalité devient alors, par extension, celle du monde du spectacle dans son entier. Car à l’instar des clowns auxquels Fellini rend un vibrant hommage en 1970 dans un film éponyme, le spectacle tel qu’il habite et hante l’image du cinéaste italien apparaît souvent comme le vestige d’un monde disparu ou en voie de disparition, s’évanouissant sous l’œil du spectateur, aussi fragile et évanescent que les fresques antiques qui, dans Fellini Roma, s’effacent d’un simple courant d’air.
Intervista
Le film gigogne : Fellini et le monde du cinéma
Outre le spectacle vivant qui trouve donc une large représentation au sein de son œuvre, Fellini a porté à l’image, à plusieurs reprises, le monde du cinéma, évoquant tour à tour la fabrication des films – dans Intervista, Fellini Roma ou Les Clowns –, les incongruités du star-system – dans Toby Dammit et la Dolce Vita –, ou encore les angoisses d’un réalisateur parfois en panne d’inspiration – dans Huit et demi. Apposant à la narration les images du film « en train de se faire », le cinéaste en vint ainsi, à plusieurs reprises, à mettre en abyme son geste créateur : dans Fellini Roma, Intervista et Les Clowns, Fellini joue en effet son propre rôle, et se « raconte » en train de filmer.
Inversant donc ce qui serait de l’ordre d’un dispositif traditionnel de la scène, donnant à voir dans un geste ludique ce qui se passe derrière la caméra plutôt que ce qui arrive devant elle, Fellini franchit les lignes qui conventionnellement séparent le spectateur du spectacle, et le spectacle de son concepteur. D’un côté, dans Amarcord, les nombreuses adresses caméra brisent le quatrième mur traditionnel de la scène théâtrale, assurant une certaine porosité du réel face aux encarts spectaculaires ; de l’autre, dans Intervista, Fellini portant à l’image une interview choisit de filmer la caméra plutôt que son sujet, l’ « interviewé » (lui-même), n’étant signalé que par une voix off. La frontière entre le spectacle et le monde « réel » que ce spectacle est censé représenter se fait alors de plus en plus ténue, tout comme la limite incertaine qui sépare, chez le cinéaste, un réel supposé rationnel de toutes les rêveries fantasmatiques.
Le monde du spectacle et le spectacle du monde : la misère à l’écran
De ses jeunes années passées au contact de troupes de music hall, et de ses premières expériences de cirque et de cinéma, il semble que Fellini ait retiré le désir de décrire l’univers du spectacle avec un précision quasiment documentaire. Résulte de cela un véritable oxymore thématique : portant à l’image les artisans des « machines à rêve » que sont l’écran et la scène, le réalisateur en vient souvent à dessiner un monde de presque-ratés et de miséreux, d’artistes victimes des systèmes qu’ils contribuent à construire. Irréductiblement solitaire – à l’instar de Zampano ou des stars isolées que sont Toby Dammit et le Guido de Huit et demi –, souvent traité – quoique de manière consentante – comme un animal de foire, l’artiste fellinien semble en effet jeté en pâture à un public carnassier dans un engrenage qui ne l’est pas moins, forcé de continuer à œuvrer quoiqu’il lui en coûte, interdit de toute échappée salvatrice comme le seront explicitement Ginger et Fred, enfermés dans les locaux terrifiants d’une – déjà très berlusconienne – chaîne de télévision italienne.
Ginger et Fred
Des comédiens hués et chahutés de Fellini Roma, forcés de poursuivre leur numéro dans un cabaret miteux du Barafonda malgré les réactions pour le moins hostiles des spectateurs, à l’équilibriste de La Strada, dont le moindre vacillement provoque d’obscènes applaudissements au sein de la foule qu’il surplombe, l’artiste fellinien semble parfois vivre de la fascination morbide d’un public de voyeurs, envoûté par les multiples dangers encourus par Zampano brisant ses chaînes au péril de sa vie, excité jusqu’à l’hystérie à la vue de deux malheureux enfants prétendant voir la vierge sous une pluie battante (La Dolce Vita). Comparant enfin explicitement les clowns – toujours dans le film qu’il leur a consacré – aux misérables du monde – fous, invalides etc… – Fellini fait du spectacle, et en particulier de l’univers du cirque, l’écho fantasmatique et inquiétant d’un monde supposé rationnel, dans un rapport de métaphore et de métonymie qui ne va pas sans brouiller les frontières du réel. Donnant à voir le monde du spectacle, le cinéaste en vient ainsi à dessiner le spectacle du monde, que ce spectacle soit organisé – la procession religieuse dans La Strada, les défilés fascistes dans Amarcord – ou purement fortuits – comme c’est le cas, toujours dans Amarcord, lorsque l’un des adolescents attire l’attention des villageois en frimant dangereusement au volant d’un bolide.
L’illusion rédemptrice : mise au jour d’un monde palimpseste
Toutefois, si d’un côté Fellini s’attache à filmer le monde du spectacle et les artistes qui le peuplent avec une rigueur et une précision quasiment documentaire – et parfois sous la forme d’une satire grinçante comme c’est le cas dans Le Cheikh blanc ou dans Huit et demi – il présente par ailleurs les intrusions du spectaculaire dans le réel comme un échappatoire désirable, comme le moyen pour les personnages – et a fortiori pour les artistes – de fuir la misère et l’étouffement, de trouver un apaisement fugace et néanmoins salvateur. C’est ce dont témoigne « Ginger » lorsque se retrouvant seule, en pleine nuit, sur un parking glauque et totalement déserté, elle se prend à fantasmer une scène de cabaret ; tout comme Gelsomina trouvant un apaisement dans la musique ; les musiciens de Répétition d’orchestre n’ayant plus d’autre alternative, après un tremblement de terre, que de reprendre leur travail ; ou encore les « inutiles » des Vitelloni que le spectacle transporte, l’espace de quelques heures, à bonne distance de leur ennui.
Si le spectacle fellinien investit donc la narration, dans un mouvement qui se fera de plus en plus diffus et dispersé au fil du temps et de la filmographie du cinéaste, c’est en tant que le spectaculaire désigne enfin et surtout un monde façonné d’illusions et de rêves, d’une duplicité essentielle qui ferait du sensible immédiat le comble du mensonge. « Tu vois, un paysage », faisait ainsi remarquer Fellini à Dominique Delouche, « par exemple comme celui que nous avons devant les yeux. Il me semble que ce paysage a plusieurs aspects de réalité. Il y a son aspect sensible et superficiel, et il y a aussi son aspect caché, mystérieux et spectral ; et ce qui m’intéresse, moi, c’est de montrer les choses qui sont derrière les choses… »
Tel le réel sensible qui peu à peu naît à l’image dans Répétition d’orchestre, facette partielle du monde qui se superposerait à une autre – les meubles apparaissent ainsi progressivement, en surimpression, dans la salle vide – l’univers du spectacle exprime, avec le rêve qu’il porte en lui, les aspects insaisissables d’un monde palimpseste, de ce qui dans ce monde échappe au sensible immédiat et à la représentation spontanée, dont la quête justifie par ailleurs pleinement le recours à un artifice caractéristique du cinéma fellinien. Artifice du studio, auquel le cinéaste rend hommage dans Intervista et dont il a fait sa marque de fabrique – c’est ainsi que dans Fellini Roma, le réalisateur désirant reproduire une « impression » de l’arrivée dans Rome aussi authentique que possible choisit de reconstituer à Cinecittà une gigantesque portion d’autoroute –; artifice également du médium cinématographique lui-même, dont les diverses occurrences du « cinéma dans le cinéma » rendent compte, et qui trouve une expression particulièrement significative dans Répétition d’orchestre : prétendant dans la diégèse du film réaliser un documentaire, usant et abusant par ailleurs de tous les procédés caractéristiques du cinéma (effets de montages, mise en scène proprement « spectaculaire » etc…), Fellini ne fait alors que souligner les procédés artificiels qui sont les siens et qu’il désigne, au sein de son dispositif, comme le moyen le plus sûr de parvenir à juste une représentation du monde.
Comble de l’artifice, le rêve fellinien est aussi sans nul doute, pour le réalisateur, le pan indispensable du monde porté à l’image, représenté par le biais d’un système de codes qui, comme sur scène, échappent à une certaine contingence : « Le rêve au cinéma » remarque ainsi Patrice Lajus dans Fellini ou la vision partagée, « n’est jamais qu’un faux puisqu’il est consciemment élaboré à partir de matériaux empruntés au monde concret ; et la réalité enclose dans le cadre des images acquiert une part de l’irréalité des rêves. »
À l’instar donc du monde des années 1980 – porté à l’écran dans Ginger et Fred – qui subit une inquiétante infiltration de l’imagerie télévisuelle, l’univers fellinien semble souvent procéder d’un mouvement par lequel le spectacle accouche d’un ensemble d’éléments oniriques qui, se mêlant au réel, finissent par se confondre avec lui. De sorte que si La Cité des femmes est peut-être la seule œuvre du cinéaste à être explicitement développée comme le rêve de son protagoniste, le procédé que Fellini met alors en place semble représentatif de l’ensemble de sa filmographie. « En livrant mes souvenirs au public », confessait ainsi le cinéaste, « je les ai effacés, et au surplus je ne sais plus distinguer ce qui a eu lieu pour de bon et ce que j’ai inventé. Au souvenir vrai se superpose le souvenir des toiles de fond, de la mer en plastique et les personnages de mon adolescence à Rimini sont comme repoussés à grands coups de coude par les comédiens et les figurants qui les ont représentés dans les reconstructions scénographiques de mes films. »… Au terme du spectacle, qu’il s’agisse d’un numéro de cirque, d’un moment de music-hall ou de deux heures passées au creux d’une salle obscure, le spectateur et le personnage semblent forcés d’admettre, à l’unisson de la frêle héroïne du Cheikh blanc, que « la vraie vie est dans le rêve ».
« Le clown est un miroir dans lequel l’homme voit son image grotesque déformée et comique ». Fou de clowns, d’équilibristes et de saltimbanques en tous genres, Fellini ne cesse de se jouer de la nécessaire distorsion de l’image – distorsion que figure, au sens propre, l’écran de cinéma déformé de Fellini Roma qui, transcrivant les dernières nouvelles du fascisme, désigne métaphoriquement les utilisations paroxystiques des pouvoirs illusoires et envoûtants de la représentation. Il donne à voir du même coup un monde fait d’exubérance, de rêves inquiétants et de fantasmes surannés. Baroque, le cinéma de Fellini traduit les incertitudes et les déchirements de son (ou de ses) époque(s). Dans un monde fait d’extrêmes, en perte de repères, c’est avec un sentiment aigu et grandissant de l’absurdité des choses que le cinéaste italien dessine la zone d’incertitude où le spectaculaire trouve à s’épanouir aux limites incertaines et poreuses d’un réel et d’un imaginaire qui le plus souvent co-existent dans une relative harmonie. Et si l’on en croit le réalisateur lui-même, qui, à la toute fin d’Intervista cherche désespérément comment terminer son film sur une note d’espoir et ne trouve pour cela rien de mieux qu’un « clap » marquant le début ou la fin d’une prise, il se pourrait bien que cet imaginaire, le spectacle qui l’instaure et a fortiori le cinéma lui-même constituent une chance unique d’apaisement.
III. Roma-Amor- à mort…
À la Libération, Fellini accompagne Rossellini sur le tournage de Païsa : la traversée du pays est une révélation. Fellini découvre l’Italie, ses souffrances et ses joies, sa richesse humaine, en même temps qu’il comprend que le cinéma sera pour lui le moyen d’exprimer tout cela. C’est pour l’épisode florentin de Païsa qu’il aura tourné son premier plan. Mais c’est Rome qui sera sa terre d’élection cinématographique. Rome, la Ville éternelle dont parle Freud dans Malaise dans la civilisation, en y cherchant, dans la coexistence rêvée de toutes les strates temporelles, une possible image de l’inconscient. Rome est l’Image-source de l’univers fellinien, sa scène originelle, pourrait-on dire pour filer ensemble la métaphore freudienne et l’allusion cinématographique. Rome, c’est à la fois ces ruines qui exposent le temps et sa mémoire, la Louve capitoline, mère et prostituée, et Cinecittà. Le lieu des origines, donc…
Esthétique du fragment et de la fresque
« Le monde antique n’a peut-être jamais existé, mais cela ne fait aucun doute que nous en avons rêvé ». Le Satyricon sera donc « le documentaire d’un rêve ». Aux racines de ce rêve, il y a le Satyricon de Pétrone, auteur latin, dont on sait peu de choses, sinon qu’il fut peut-être ce Petronius Arbiter, favori de Néron qui finit par susciter l’ire impériale et fut acculé au suicide. Voilà qui n’était pas pour déplaire à un cinéaste dont le plus ancien souvenir cinématographique, tant de fois raconté et mis en scène, est Maciste en enfer (Guido Brignone, 1926). La plongée dans l’antiquité est donc conçue comme un retour à l’origine – origines de Rome, origines du moi fellinien, origines du cinéma lui-même. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que Fellini se confronte à l’« adaptation » d’une œuvre littéraire : il y avait eu, un an plus tôt, Toby Dammit, inspiré d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe, « Never Bet the Devil Your Head » (« Ne pariez jamais votre tête au diable »). Il y aura ensuite Casanova, d’après les Mémoires de Giacomo Casanova, et La Voce della Luna, poème filmique bâti sur Le Poème des lunatiques d’Ermanno Cavazzoni. Sans oublier Le Voyage de G. Mastorna, issu d’une collaboration manquée avec Dino Buzzatti, film-obsession jamais tourné de Fellini. Dans chacun de ces films, l’œuvre-source est un prétexte à l’imagination : un texte premier qui la met en mouvement et la nourrit, sans jamais la contraindre. Et justement, si le roman de Pétrone fascine tant Fellini, c’est pour tout ce qu’il ne dit pas, tout ce que le passage du temps lui a arraché, et qu’il faut désormais deviner. L’éclatement du récit, initié avec La Dolce Vita, s’autorise ici de la nature fragmentaire de l’œuvre de départ. Loin de chercher à colmater les brèches, le cinéaste va les agrandir, au risque de l’hermétisme, au risque de faire naître un film mal-aimé. Mal compris, peut-être : car il y va de l’imagination du spectateur autant que celle de l’auteur.
L’architecture des films felliniens à partir de La Dolce Vita – des tableaux animés, des scènes fondamentales, des fragments de fresques étrangement dilatés et bizarrement mouvementés – requiert du spectateur qu’il sache lâcher prise pour se laisser emporter par l’apparente incohérence des visions projetées sous ses yeux : mais Fellini a le pouvoir extraordinaire de rendre cet abandon actif, de demander à notre imagination de compléter le tableau. Voici comment Fellini envisageait la réalisation du Satyricon : « Tenter de recomposer un monde inconnu, à travers une structure figurative et narrative de nature quasi archéologique. Faire comme fait, justement, l’archéologue quand, avec des tessons, ou avec des ruines, il reconstruit, non pas une amphore, ou un temple, mais quelque chose qui fasse allusion à une amphore, à un temple : et ce quelque chose est plus suggestif que la réalité originaire, par cette part d’indéfini et d’irrésolu, qui en accroît la fascination, en postulant la collaboration du spectateur. » Le Satyricon est explicitement conçu comme une fresque que la magie cinématographique animerait, le temps d’un instant : à la fin du film, un fondu-enchaîné ramène les personnages à l’immobilité, simples dessins figés dans les ruines d’une fresque exhumée sur une plage inconnue.
Fresque finale Satyricon
Rome, ruines d’un rêve, rêve de ruines : l’invention fellinienne
Rome n’est-elle pas par excellence la ville où le temps montre son pouvoir d’érosion ? Les ruines des civilisations précédentes exposent le passage du temps et son pouvoir de destruction : elles sont un memento mori visible, et omniprésent dans presque tous les films de Fellini. L’univers baroque du cinéaste fait résonner les propos de l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout n’est que vanité ». La nostalgie fellinienne est devenue un lieu commun de l’analyse de ses films, et le premier plan de Fellini Roma, libre divagation à partir de souvenirs d’enfance, figure une sorte de ruine indiquant : « Roma ». La messe est dite, semble-t-il : l’enfance partage avec les civilisations passées de n’être plus, et les souvenirs en sont les ruines.
Mais justement, l’ambivalence de la ruine est bien de signifier l’absence par sa présence. Elle est comme un symptôme anachronique qui vient déchirer le présent. Elle fait signe vers un passé qui n’est plus, définitivement : « l’antiquité n’a peut-être jamais existé ». Mais elle fait signe, justement : « nous en avons rêvé ». Le passé laisse dans le présent des matériaux où l’on peut puiser pour la construction d’œuvres futures. On connaît la scène célèbre de l’effacement des fresques antiques lors du creusement du métro dans Roma, sublime enregistrement de l’éphémère, fascinante représentation d’un monde qui nous échappe. Mais on oublie que le cinéaste avait aussi imaginé la scène « inverse » : dans le Bloc-Notes d’un cinéaste, « documentaire » réalisé pour la télévision américaine en 1969, Fellini descend dans le métro romain à la recherche d’inspiration pour le Satyricon : les quais se peuplent alors de figures antiques sorties tout droit de ce que les traces de l’antiquité dans le présent ont fait naître dans l’imagination du cinéaste.
Réduire Amarcord ou Fellini-Roma à des films autobiographiques étaient pour Fellini l’une des pires injures qu’on puisse lui faire. L’on pourrait dire de l’enfance ce que Fellini disait de l’antiquité : qu’elle n’a « peut-être jamais existé ». Le passé n’est plus, et non seulement cette absence insinue le doute sur son existence même, mais elle rend vaine, inanimée, toute « reconstitution ». Mais les souvenirs sont comme les ruines des civilisations passées : des traces, des symptômes dont l’énergie latente informe nos rêves, des matériaux pour des constructions présentes et futures. Il est aussi vain de reprocher au Satyricon de n’être pas une reconstitution fidèle du monde de Néron que de réduire Amarcord ou Fellini-Roma à l’autobiographie fellinienne. Fellini est peut-être l’un des plus grands « inventeurs » qui soit, au sens où l’invention, c’est aussi bien la mise au jours des ruines en archéologie que le processus imaginatif à l’origine de toute création. Si Heinrich Schliemann est l’inventeur de Troie, Fellini est l’inventeur de lui-même.
« Le rêve fou, improbable, éphémère, du cinéma »
Au fond, la parenté si étroite que Fellini ressent entre Rome et le cinéma, ne trouve-t-elle pas sa source dans l’identité qu’il ressent entre la vie d’une civilisation et la vie de ses propres films ? Le titre de Fellini Roma s’inscrit, dès le premier plan, sur une ruine. Si le Bloc-Notes d’un cinéaste montre Fellini en repérages dans les ruines du forum pour le Satyricon, il s’ouvre significativement sur les ruines monumentales des décors d’un film de Fellini, le Voyage de G. Mastorna. Le film, et l’image cinématographique elle-même, sont le lieu de l’éphémère, pris sans cesse entre le moment de leur apparition et celui de leur disparition. Le pouvoir du cinéma est aussi sa faiblesse intime : il est le lieu d’une évocation – au sens étymologique, et le cinéaste est comme l’historien dont parle Walter Benjamin, « maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril. »
IV. « Femmes, je vous aime… »
Fellini, Romulus moderne
Fellini Roma se termine sur les rues de Rome, désertes et plongées dans la nuit. Anna Magnani rentre chez elle : c’est sur son visage que Fellini souhaite conclure le poème filmique qu’il vient de dédier à la Ville éternelle. Ce sera d’ailleurs la dernière apparition cinématographique de la diva… Elle pourrait être « le symbole de la ville », dit-il en voix off : « une Rome louve et vestale, aristocrate et clocharde, un sombre pitre ». Anna Magnani, incarnation du cinéma lui-même, marqué à jamais par le cri tragique de l’actrice à la fin de Mamma Roma. C’est sans nul doute ce film de Pasolini que Fellini inscrit en creux dans son propre film, si tant est que Anna Magnani, prostituée et mère sublime, y était déjà à la fois Rome et le cinéma tout entiers. Et puis, Fellini n’avait-il pas mis la Magnani enceinte, dans son rôle de saint Joseph dans Le Miracle (Rossellini, 1948) ? Aux origines de Rome, il y a un mythe, celui de Romulus et Remus, nourris par une louve, dont le nom latin, lupa, signifie aussi « prostituée »… Fellini le sait très bien, qui joue de cette ambivalence dans la scène de projections de diapositives aux écoliers de Roma : la série commence sur la célèbre Louve capitoline, pour se clore « par mégarde » sur l’image des fesses rebondies d’une prostituée… Entre les deux avaient défilé tous les monuments symboliques de Rome, l’Arc de Constantin, l’Autel de la Patrie, Saint-Pierre. L’affiche américaine du film reproduit la louve du Capitole, mais remplace les jumeaux mythiques par les personnages felliniens : la femme, mère et prostituée à la fois, y est donc aussi le cinéma, l’origine des créations felliniennes, et lui-même… un nouveau Romulus, fondateur de Rome. L’assimilation entre Rome, le cinéma et la femme, récurrente, ne sera jamais poussé si loin que dans La Cité des femmes, où une salle de cinéma devient soudain un gigantesque lit où se masturbent des gosses absorbés par l’écran de projection.
Fellini Roma
La Saraghina, la Volpina, la Gradisca… La ritournelle des fantasmes
À côté de Giulietta Masina, petit clown burlesque et pathétique dans La Strada ou prostituée désarmante dans Les Nuits de Cabiria, figure angélique, enfantine, âme sœur au grand cœur, la filmographie fellinienne compose un véritable défilé de figures féminines fantasmées, nymphomanes aux fessiers gigantesques et aux poitrines débordantes, qui tiennent tout autant de la mamma italienne que de la chienne en chaleur. De la Saraghina dans 8 ½ à la Volpina d’Amarcord, de la buraliste d’Amarcord à la fermière de La Cité des femmes, des Messalines antiques à la Gradisca, Fellini crée tout un monde de figures qui renvoient les unes aux autres et prennent leur source dans le souvenir et l’imagination. Mastroianni, bien souvent l’alter ego de Fellini à l’écran, marionnette où le Maestro se projette, se perd avec autant de délectation que d’effroi dans le monde merveilleux de La Cité des femmes qui, comme dans les contes, peut se transformer en cauchemar. Le procès de misogynie intenté au film n’a pourtant pas lieu d’être, et le film, mal reçu, fut certainement aussi mal compris. Et quand Mastroianni-Spanoràz découvre sous son lit le toboggan d’une sorte de Luna Park fantasmatique, c’est toute la théorie des fantasmes felliniens qui se met à défiler sous nos yeux dans la descente vertigineuse qui s’ensuit. L’inconscient, comme un gigantesque parc d’… « attractions ». Il suffit de feuilleter l’inépuisable Livre de mes rêves pour plonger dans l’intimité… des nuits felliniennes : de ses rêves, de ses figures rêvées, donc. Au début des années soixante, le psychanalyste jungien Ernst Bernhard conseille au cinéaste de dessiner ses rêves : trente ans de dessins commentés qui viennent d’être publiés et qui regardent les films comme en un miroir.
Du latin lover à Casanova
C’est aussi à leurs manques et à leurs faiblesses que les femmes renvoient les hommes chez Fellini. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’Eglise, le fascisme, la famille ont agi comme autant de mères castratrices, et les hommes ne sont après tout que d’éternels adolescents, comme ceux d’Amarcord justement, qui viennent se noyer dans le giron voluptueux de la buraliste pour … téter. Anita Ekberg, pin-up blonde et bombe sexuelle de La Dolce Vita, se retrouve logiquement, dans Les Tentations du docteur Antonio, égérie d’une campagne publicitaire pour une marque de lait. Alors nécessairement, le latin-lover de La Dolce Vita, Marcello Mastroianni, ne peut que se retrouver aussi un peu en Casanova, en qui il voit l’explorateur du continent Femme, mais qui n’est peut-être, au fond, que le produit d’une culture catholique qui l’a maintenu dans une vision adolescente de la femme. Et qui le condamne à enchaîner les conquêtes, à la recherche d’une image idéale. Casanova, magistralement interprété par Donald Sutherland, fait l’objet de toute la détestation d’un Fellini, qui pourtant avoue se reconnaître en lui… L’aventurier de la conquête féminine n’est qu’un « mâle italien dans sa version la plus triste, un lâche, un fasciste ». D’ailleurs, poursuit le cinéaste, « qu’est-ce que le fascisme sinon une adolescence attardée ? » Et pourtant… Pourtant, Fellini reconnaît aussi : « je m’identifie à lui… Pas dans le sens de l’amant des femmes, mais dans le sens d’un homme qui ne peut pas aimer les femmes tant il aime une idée fantastique des femmes. »
V. Intemporel Fellini ? La critique… visionnaire d’une époque
Un démiurge hors du temps ? Visions hypnotiques
La fantasmagorie fellinienne fait-elle de lui un cinéaste hors de son temps ? Pasolini était un « poète civil » (le mot est de Moravia), un écrivain « corsaire » ou « luthérien », un cinéaste engagé qui paya de sa vie ses critiques enragées de la société contemporaine. Rossellini était le père du néoréalisme, Antonioni le chantre de l’incommunicabilité moderne, et Visconti, l’auteur de grandes fresques historiques. Même la comédie, la fameuse « comédie à l’italienne », celle de De Sica, Dino Risi ou Mario Monicelli, se définissait par ses ambitions de satire sociale. Et Fellini dans tout ça ? Il touche à tout, il a flirté avec le néoréalisme (La Strada, I Vitelloni, Il Bidone, Les Nuits de Cabiria), avec la satire de la société version comédie à l’italienne (Les Tentations du docteur Antonio, où il met en scène le grand acteur comique Peppino De Filippo), avec les fresques historiques (d’une certaine manière : le Satyricon, « allégorie du monde d’aujourd’hui », Fellini Roma, Amarcord, fresques « autobiographiques », certes, mais aussi mises en scène de la période fasciste), avec l’incommunicabilité, aussi (La Dolce Vita, 8 ½, et tant de films jusqu’à Intervista). Il touche à tout, mais transfigure tout ce qu’il touche. La postérité ne retient de Fellini qu’une galerie de « grotesques », une parade de gueules et de freaks, le goût de l’hénaurme et du spectaculaire, des visions inoubliables (le Rex, fantomatique paquebot d’Amarcord), des scènes mythiques (Anita Ekberg, naïade sulfureuse de la fontaine Trévi, dans La Dolce Vita), des mers en plastiques recréées dans le studio 5 de Cinecittà : un créateur de mondes, oscarisé en 1993 pour l’ensemble de sa carrière, mais qui, en réalité, semblait déjà presque, aux yeux du monde du cinéma, appartenir au passé. Dans les dernières années, il lui était devenu difficile de convaincre les producteurs. Il en avait ruiné un bon nombre, certes. Mais l’on ne percevait peut-être pas tout à fait, alors, à quel point son cinéma accompagnait son époque d’un regard lucide et probablement salutaire.
Si Fellini est pour tous aujourd’hui le cinéaste du rêve et du fantasme, cela tient en grande partie à son style : aux décors et costumes si réels et en même si extra-ordinaires imaginés par Piero Gherardi (oscarisé pour les costumes de La Dolce Vita et 8 1/2), Danilo Donati (qui reçoit également un Oscar, pour Casanova) et Dante Ferretti ; à une photographie visionnaire (celle de Giuseppe Rotunno notamment) ; à cette narration de plus en plus éclatée née des scénarios qu’il concocte avec Tonino Guerra, Tullio Pinelli, Ennio Flaiano, Brunello Rondi, et Bernardino Zapponi, et qui plonge le spectateur dans l’irrationnel onirique ; au montage surtout, qui achève définitivement de sortir le film des conventions narratives habituelles, multiplie les raccords improbables, et balade le spectateur de vision en vision. Avec Fellini, on ne quitte jamais le réel le plus concret, mais c’est comme si on l’observait tour à tour à travers une lentille grossissante, depuis un vaisseau spatial, ou dans un miroir qui aurait des vertus caricaturistes. Et pourtant…
Fellini, critique de son temps
Si l’univers fellinien est informé – déformé, reformé – à travers le prisme kaléidoscopique de la subjectivité de son auteur, il n’en est pas moins bel et bien un « miroir » de l’Italie, du fascisme des années 1930 aux années Berlusconi, en passant par la crise de la fin des années 1960. Un « miroir », et une analyse. Le scandale soulevé en 1960 par La Dolce Vita en est la preuve : décrit à sa sortie (avant le Fellini-Satyricon, donc…) comme un « Satyricon moderne », il est la peinture d’une société dont les bases (certaines valeurs…) s’effritent, et qui menace de s’effondrer. La peinture d’une bourgeoisie et d’une aristocratie « décadentes », de la quête effrénée des plaisirs, de la naissance de nouveaux dieux (les stars…) livrait aux spectateurs un miroir social qui fut un véritable cas national. Fellini ne sortit plus qu’avec des gardes du corps, et les « pour » et les « contre » en venaient aux mains dans la rue, dit-on. L’Église s’indigna contre cette porcherie. Cesare Zavattini, tête de file de la critique contre La Strada, y vit, lui, un retour du cinéaste au néoréalisme, tant les implications socio-politiques du film lui semblaient prédominantes : un néoréalisme qui serait passé de la peinture des oubliés et des marginaux à celle des classes dirigeantes… Fellini, ostracisé d’un côté, porté aux nues de l’autre, donnait encore une fois la preuve de ses intuitions visionnaires : il venait de mettre en scène, sept avant que Guy Debord n’écrive sur le sujet, la « société du spectacle ».
La mise en scène de cette société du spectacle est le fil rouge qui se tisse entre les films de Fellini, une mise en scène qui oscille entre la fascination et la critique lucide, avant de tourner à l’amertume dans les derniers films. Le Satyricon lui-même est loin d’être une fuite hors du temps : Fellini en fait une « allégorie du monde d’aujourd’hui », comme La Dolce Vita était un Satyricon moderne, en 1969. Si Encolpe, Ascylte et Giton y sont trois hippies antiques, trois jeunes révoltés qui errent dans un monde sans repères, Trimalcion l’affranchi, le parvenu, est un ogre répugnant, dispensateur de dîners gargantuesques, qui règne sur sa cour grâce à la maîtrise du spectacle et de la mise en scène. « Le Pain et le cirque », disait Juvénal : de l’antiquité au monde contemporain, en passant par le fascisme, les choses n’ont que peu changé. La gigantesque mosaïque qui figure Trimalcion renvoie au portrait en fleurs du Duce dans Amarcord et annonce la dictature télévisuelle de Ginger et Fred ou de La Voce della Luna.
Amarcord Le Duce
Dans cet ultime film réalisé par Fellini, c’est la lune elle-même qui est capturée et qui devient la vedette d’un show télévisée dérisoire et vulgaire. Dans Ginger et Fred, Giulietta Masina et Marcello Mastroianni sont les victimes d’un pathétique jeu télévisé, qui n’offre plus aux spectateurs que les sosies des grandes figures du passé : Woody Allen, Kafka, Proust, Brigitte Bardot… Et eux-mêmes, Giulietta-Ginger et Mastroianni-Fred, sosies fantoches de Ginger Rogers et de Fred Astaire, se noient dans un univers inhumain manipulé par le Cavaliere Fulvio Lombardoni, prince de l’antenne et de l’audimat. Les derniers films de Fellini se teintent d’une mélancolie absente de la satire comique des Tentations du docteur Antonio : là, Anita Ekberg parvenait encore à sortir du panneau publicitaire où la société de consommation l’avait enfermée. Géante aux courbes voluptueuses, elle se mettait alors à poursuivre de sa sensualité le nain Antoine Mazzuolo, défenseur pudibond d’une société puritaine et hypocrite.
Anita Ekberg
Enfant de la culture populaire qui a construit tout son art sur les pouvoirs hypnotiques de l’image et du spectacle, Fellini assiste avec désarroi à leur désacralisation et à leur instrumentalisation. Le cirque, le music-hall, les spectacles de variétés, le grand écran étaient des espaces de rassemblement, des rituels, des lieux aptes à recueillir la communication d’un message. La télévision n’est que le dévoiement de la culture de masse : le spectateur en pantoufles et devant son plat de pâtes, passé maître dans l’art du zapping, attend d’être amusé. « Vous, l’auteur, vous ne pouvez ignorer ce fait et vous devez donc être immédiatement très amusant ou très intéressant, comme autrefois certains jongleurs ou saltimbanques, sur les places, qui devaient attirer l’attention des gens vaquant à leurs affaires […]. Celui qui s’apprête à parler au moyen de la télévision doit tenir compte de ce climat, de cette morphologie de la communication. » De grands amuseurs publics condamnés à jouer aux guignols pour ne pas lasser, et un public sans cesse plus satisfait de ces spectacles pathétiques qui l’avilissent : voilà la nouvelle morphologie de la communication. Contrairement à un cinéaste comme Pasolini, Fellini n’a jamais cherché à monter sur une tribune politique pour haranguer les masses : sa pratique artistique était l’unique lieu de sa parole civile et politique. Il faut croire pourtant que dans les années 1980, il n’est plus tout à fait possible de se taire, et le cinéaste n’hésitera pas à élever la voix contre certaines manoeuvres de Berlusconi, alors en train d’étendre son emprise sur le monde des médias. Revoir Ginger et Fred, pamphlet désabusé et tristement comique, ne serait pas une perte de temps : Fulvio Lombardoni annonce bien d’autres amuseurs publics…
Fellini on TV
Contrairement à la lune de La Voce della Luna, Fellini a toujours pris soin de ne pas se laisser capturer par la télévision. Passer devant la caméra ne lui pose aucun problème, à condition de rester maître de la création de son image. Déjà en 199, quand NBC lui demande de réaliser une sorte de documentaire sur lui-même, Fellini mène la danse : ce sera le Bloc-Notes d’un cinéaste. Bien plus tard, dans Intervista, l’équipe de télévision japonaise venue interviewer le Maestro en est pour ses frais : car jamais Fellini ne quittera sa position de grand marionnettiste. Maître du jeu jusqu’au bout, c’est lui qui tire les ficelles des journalistes, c’est lui qui les filme et les met en scène. Après La Dolce Vita, Fellini, le « grand menteur », accepte de se « confier » à son ami et asssistant Dominique Delouche, dans quatre entretiens réalisés entre 1960 – 1962 pour la télévision belge. Fellini « joue le jeu », sans aucun doute… En tant qu’ « inventeur de fables », je pourrais inventer des tas d’histoires, commence-t-il par dire, avant d’accepter « ce climat de confession un peu absurde ». Absurde ? Oui, car après tout, quelle est la différence entre l’invention et la vérité, poursuit le cinéaste ? Dans Ginger et Fred ou dans La Voce della Luna, il crée lui-même les publicités et les programmes télévisés dont se repaissent ses personnages : il les intègre à sa fiction, les transforme en matériaux pour l’image cinématographique, signifiant par là que c’est encore lui qui fait sa loi, lui le créateur, et qu’il n’est pas prêt de céder aux diktats ambiants.
VI. Une certaine idée de la musique dans l’œuvre de Fellini
Qui est Nino Rota ?
Le nom de ce compositeur est pour le moins célèbre ; associé de façon durable à celui du cinéaste Fellini, son patronyme exhale un parfum d’italianità qui renvoie aux images, presque d’Épinal, de l’univers du rythme napolitain, du chant exubérant, de la clameur solaire des harmonies latines.
Étrange couple que celui formé par l’« hénaurmité » de Fellini et la science musicale de Rota, qui parfois empêche de discerner clairement les idiosyncrasies de l’un et de l’autre : rappelons quelques faits sur le compositeur, à même d’éclairer son œuvre foisonnante, une des plus belles contributions de l’antique art musical au moderne art cinématographique.
Nino Rota a le profil du « parfait compositeur » : né en 1911 dans une famille de musiciens, il étudie au conservatoire de Milan, centre névralgique de l’univers opératique (l’opéra, genre proto-cinématographique, qui permit de faire le lien entre le théâtre et la pellicule !) et démontre sa précocité en composant un oratorio, L’Infanzia di San Giovanni Battista, à l’âge de douze ans ; cette œuvre sera représentée, y compris en dehors de l’Italie, à Paris. Âgé de 18 ans, il entre au prestigieux conservatoire Santa Cecilia de Rome, et il fait la connaissance d’un génie lui aussi doté d’une personnalité telle qu’il en deviendra de son vivant même légendaire, le maestro Arturo Toscanini, familier de Verdi et de Puccini, au sens propre du terme, puisqu’il les connaissait : ces deux compositeurs seront déterminants dans l’évolution du style de Rota, qui jusqu’à la fin de ses jours n’aura de cesse de rendre hommage à ces deux compositeurs dont la musique, rappelons ce fait, est aujourd’hui encore la plus jouée au monde.
Par ailleurs, ne peut-on pas deviner, en dépit de son caractère ouvertement allemand, dans le personnage du chef d’orchestre de Prova d’Orchestra, l’ultime collaboration entre Rota et Fellini, un portrait, une allusion simplement, aux colères frénétiques et aux éclats rugissants de Toscanini ? Sans doute plus qu’intéressé par le talent de ce jeune homme, Toscanini lui conseille de rejoindre les États-Unis, et notamment Philadelphie, autre ville célèbre dans le monde pour son enseignement musical. Rota a le privilège d’apprendre en Amérique, outre la composition, la direction d’orchestre sous la conduite de Fritz Reiner, célèbre chef de l’époque. Gageons que son expatriation lui dicta, peut-être inconsciemment, le superbe thème du Parrain II de Coppola, lorsque le jeune Corleone franchit la baie d’Hudson et débarque en ce nouveau monde porteur d’espérance et de misère.
Rota mène parallèlement une carrière d’enseignant et de compositeur (on lui doit, parmi ses nombreuses œuvres, dix opéras, presque autant que Puccini !), et jusqu’à sa mort en 1979, ses collaborations avec de célèbres cinéastes sont légion : Visconti, Coppola, Verneuil, Comencini, Young, Zeffirelli, et bien sûr, Fellini, dès son premier film en solo derrière la caméra, Lo Sceicco Bianco en 1952. Les musiques du Parrain, de Rocco et ses frères, du Guépard, sont devenues des classiques, et sont parfois jouées en concert. L’orchestre philharmonique de la Scala, sous la direction du célèbre chef d’orchestre Riccardo Muti a enregistré une partie de ces musiques, qui s’écoutent sans le soutien des images.
Et voilà le cœur du problème : parler de la musique de film, et plus précisément de la musique dans les films de Fellini, implique de définir le champ d’investigation. Ce ne sont pas les images qui donnent leur qualité aux notes, et de la même manière, aussi belle que soit la musique, elle ne change rien à la pellicule ! Quant à parler d’interaction… c’est là que le bât blesse !
Quelques réflexions sur le style de Nino Rota
Nino Rota n’est pas un novateur : sa musique, on l’a dit, est un hommage constant aux maîtres italiens (la musique du Guépard utilise un matériau issu d’une musique inédite de Verdi) et d’un point de vue strictement historiographique, elle apparaît comme « figée » dans un classicisme, voire un académisme certain. Que ces mots ne paraissent pas méprisants ! Il est un fait dans l’histoire des arts, que tous les créateurs qui ont eu l’insigne honneur de laisser leur empreinte dans le cours du temps n’étaient pas forcément des génies visionnaires : ceux que l’on nomme avec, hélas, une certaine condescendance, ‘les petits maîtres’ sont nombreux, et celui qui ferait abstraction de leur existence serait condamné, au-delà d’un manque d’empathie et d’humanité certain, à faire preuve d’une mauvaise foi évidente. Rota a un style mélodique, essentiellement, et très marqué par une conscience rythmique énergique, que l’on appellera simplement la pulsation (ce que les Américains nomment « drive »). Il est notable d’observer l’influence du jazz dans son œuvre. En vérité, et là encore, que l’on ne voit aucune animosité dans ces paroles, Rota écrit comme un compositeur italien, avec le chant au bord des lèvres, et la passion au bord du cœur. Mais cette simplicité fera sa force dans le travail qu’il accomplit auprès des cinéastes.
En effet, Rota est un artiste « opératique » ; il n’est pas étonnant que le cinéma lui ait permis d’accomplir ce qu’il n’a pu faire sur la scène théâtrale. Là où ses opéras, certes presque aussi nombreux que ceux de Puccini, mais sans l’once du génie transcendantal du maître Puccini, ont échoué, ses musiques de film ont triomphé. L’opéra est le genre de la caractérisation mélodramatique parfois, dramatique, au sens grec, toujours. La musique de Rota, tracée au cordeau, nerveuse, aux thèmes immédiatement catharsique (que l’on écoute de près Le Parrain ou Amarcord et l’on y découvrira des trésors d’inventivité dans la simplicité) est évidemment propice à la rapidité nécessaire du geste musical dans un film. L’image est immédiate, et son illustration musicale ne peut s’encombrer d’un développement cérébral trop long. Et pour ajouter à ce génie de l’effet, que possédait Rota, il n’est pas inutile de rappeler que des cinéastes comme Zeffirelli ou Visconti se sont illustrés dans le genre de l’opéra, soit filmé (avec plus ou moins de bonheur, mais il s’agirait là d’un autre sujet d’étude !), soit théâtral (la mise en scène de Don Carlo de Verdi par Visconti à Covent Garden figure au firmament des merveilles de l’opéra, tout en restant très classique). Et Coppola fait la part belle à l’opéra Cavalleria Rusticana de Mascagni dans Le Parrain III lors d’un final mémorable. Rota apparaît donc comme un choix naturel pour illustrer les images de ces cinéastes.
Également, l’orchestration de Rota est singulière : il sépare sciemment les pupitres, faisant ainsi sonner les familles de l’orchestre avec un certain goût pour l’effet de masse (on entendra ainsi les cordes seules, puis les bois, avant de goûter à une fanfare cuivrée bien sentie). Il serait facile de qualifier ces procédés de didactique ou de simpliste. Rota trace des lignes musicales bien définies, claires, parfois denses comme peuvent l’être des esquisses ou même des œuvres picturales tracées à grands traits de pinceau ou de crayons à la pointe épaisse.
Enfin, mentionnons le goût de Rota pour les musiques de fête ou de cirque, et pour la musique populaire (il utilise une chanson sicilienne, ou inspirée par la tradition sicilienne, pour Le Parrain au son de la mandoline et des guitares) : voilà un style qui résume ses intentions musicales ; des thèmes aisément mémorisables, et tournoyant indéfiniment (ah, la tension faussement innocente dans la musique de « la passerella di addio » de 8 ½ ! Que l’on nous pardonne d’offenser peut-être Fellini, mais son film ne serait pas le chef d’œuvre qu’il est sans cette musique, ou plutôt, il n’aurait pas la cohérence et les sous-entendus émotionnels qui donnent le vertige à la vision de ce monument !).
Répétons-le, ce rapide examen du style de Rota pourrait paraître peu flatteur. Il n’en est rien. Chaque compositeur a sa propre place dans l’histoire de la musique, et Rota fait honneur à la sienne. Sa simplicité, son manque d’audace (mais il n’en avait peut-être rien à faire !), son immédiateté, son incroyable saisissement de l’instant dramatique, achèvent d’en faire un compositeur majeur, que Fellini a bien fait de solliciter ! La simplicité est un art difficile, et même les plus grands génies de la musique le savent : à un élève qui lui demandait des conseils pour composer, Verdi répondit qu’il devait commencer par composer une mélodie a capella qui sonnât par elle-même avant d’envisager la lourdeur d’une composition d’orchestre. Gageons que Rota eût passé cet examen avec succès.
Quand un cinéaste a besoin de musique
Et Fellini pendant ce temps ? On a de nombreux témoignages sur son rapport à la musique, et comme toujours avec les personnalités écrasantes, ce rapport n’est pas sans son lot de paradoxes.
L’autobiographie, Fellini par Fellini, publiée chez Flammarion en 1987 est révélatrice, à bien des égards, du fait que Fellini n’aimait pas particulièrement écouter de la musique, ou du moins, qu’il s’en souciait fort peu. Mais dès qu’il s’agissait de ses films, il éprouvait la nécessité d’une ‘ambiance’ musicale. On sait qu’il diffusait sur les plateaux de tournage de la musique, parfois celle des films, et que la mise en abyme du geste musical était une habitude, ainsi dans La Dolce Vita de 1959 où « la tromba di Polydor » nous offre par la musique de Rota une tension harmonique souterraine et une ouverture poétique qui dépasse la simple image (à moins que ce ne soit l’image qui permette à la musique de dépasser son stade de simple ritournelle…). Cette représentation de la musique, et plus précisément des musiciens, atteint son apogée avec Prova d’Orchestra, en 1978. Ce fut la dernière collaboration avec Rota, et peut-être la plus belle, alors que la musique du compositeur ne figure pas au rang de ses plus grandes réussites.
Dans ce film, tout entier tourné en intérieur, sans que l’on puisse voir le ciel autrement que dans la musique elle-même, on assiste au micro-drame du microcosme d’un orchestre classique. Voici ce qu’en dit Fellini : « Depuis longtemps, j’avais envie de raconter une répétition d’orchestre, car, chaque fois que j’y ai assisté […], j’ai été saisi d’un sentiment confus fait d’émotion, d’incrédulité, de méfiance et de stupeur joyeuse. Voici ce que j’ai voulu dire : assister à ce moment où l’on peut fondre en un destin unique, harmonieux et abstrait comme celui de la musique, le désordre, la confusion, les humeurs si diverses […], l’indifférence et l’esprit de contestation d’individus parmi les plus disparates […], assister à cette sorte de miracle qui se renouvelle ponctuellement et qui fait qu’une collectivité se trouve finalement engagée dans une finalité commune, tous ensemble et individuellement […], suscite toujours chez moi un sentiment de surprise émue, comme si je désirais vaguement que cette situation cache en elle, de façon emblématique, l’archétype idéal d’une société qui peut vivre, qui peut s’exprimer harmonieusement. » Cette longue phrase pourrait s’appliquer aussi à d’autres films du cinéaste : ainsi le chaos urbain et mondain de La Dolce Vita répond à ce désir qu’à Fellini de concilier la complexité, fût-elle sordide, de la nature humaine et l’expression de son harmonie quand cette même nature exprime sa puissance de vie, osons même dire, si l’on songe au Satyricon, lorsque l’humanité « se vautre » dans la vie !
Ainsi, la musique chez Fellini n’est pas du tout à envisager comme une illustration, une image sonore correspondant à l’image du film. Il n’y a pas d’imitation, ou d’effets de manche. La musique est par ailleurs souvent absente dans de nombreuses scènes, tout comme dans la vie, on n’est pas sans cesse environné par des musiciens ; cette évidence de La Palice est en adéquation avec l’idée du cinéma comme spectacle de la vie, un des moteurs essentiels à l’œuvre dans les films de Fellini.
C’est là qu’interviennent les paradoxes :
— Paradoxe 1 : Fellini préfère ne pas écouter de musique, car cette activité lui apparaît comme trop harmonieuse, ou donnant une idée trop parfaite de la réalité. La citation précédente paraît invalidée, mais en vérité, on sent que Fellini a peur d’une nature humaine trop parfaite (parce que bien entendu, elle ne l’est pas, et que Fellini ne saurait mentir dans ses œuvres).
— Paradoxe 2 : Fellini n’a pas d’idée musicale en tête, bien qu’il travaille sur les lieux de tournage avec de la musique « en direct » : ainsi la fameuse musique de fin de 8 ½ n’a été ajoutée qu’après les images ; à l’origine, il s’agissait d’un obscur morceau intitulé « marche des gladiateurs » d’un certain Fucik, et il y a fort à parier que le film en eût été fort changé si cette musique était restée…
— Paradoxe 3 : Fellini adore travailler avec Rota, car celui-ci lui communique une forme d’exaltation créatrice. Fellini prétend ainsi avoir l’impression que c’est lui-même qui compose la musique, par un effet d’osmose étonnant… ou de ce « cannibalisme » typique des grands créateurs !
— Paradoxe 4 : Fellini et Rota présentent des personnalités radicalement opposées. Selon les mémoires du cinéaste, Fellini est l’homme de la vie, de la réalité, du mouvement (ainsi les bruits urbains de Prova d’Orchestra au début, les bruits des voitures, de la rue, font déjà partie de la musique à venir, et même si cette musique est absente dans La Dolce Vita au début, la scène de foule est un orchestre vivant jouant la comédie de l’adoration religieuse). Rota est l’intellectuel, le conceptuel : son esprit est ailleurs, dans la mathématique musicale, sans aucun rapport avec la réalité.
Ces quatre éléments, en apparence peu conciliables, sont en vérité parfaitement en adéquation avec l’idée de la musique, plus précisément de la musique de film chez Fellini.
Les films du réalisateur sont consacrés à la vie, dans toute sa complexité et souvent, son absurdité. Cette complexité n’est du coup pas réductible à un élément. L’œuvre d’art total, terme wagnérien qui aurait fait bondir le cinéaste, est une constante de son œuvre : les personnages sont confrontés à l’intégralité, ou presque, de la représentation de la vie. La musique n’est finalement qu’un élément parmi d’autres. Et par conséquent, celle-ci doit se glisser dans le tableau général, au risque parfois d’y disparaître, ou au contraire d’avoir la primeur, un peu comme un monument que l’on discerne plus ou moins bien selon notre position dans l’espace. Les bruits de la ville, de la vie, les pleurs, les hurlements, la mort, la nourriture, la jouissance, la danse, tout cela forme la musique fellinienne, irréductible à une simple partition. La splendeur de la collaboration avec Rota vient tout simplement des sous-entendus que seule la musique peut exprimer (que l’on souvienne de Victor Hugo, « jaloux » de Verdi qui avait adapté sa pièce Le Roi s’amuse dans son opéra Rigoletto ; Hugo disait que Verdi en quelques mesures exprimait plus de choses que lui dans des dizaines d’alexandrins !).
Lorsqu’elle surgit, cette musique immédiatement reconnaissable et immédiatement porteuse d’émotion, véhicule des sensations qui parfois contredisent ou complexifient la matière cinématographique. Selon le cinéaste, la marche finale de 8 1/2 est « à la fois pleine d’humour et de mélancolie ». Tous ces mots équivoques, ces paroles un peu contournées de Fellini sur la musique sont finalement révélateurs du rapport qui existe entre un artiste, ici un cinéaste, et un compositeur : l’ambiguïté, ou la difficulté, inhérente à l’association d’un média, quel qu’il fût, à la musique. La musique n’est pas un langage, or, le cinéma fait appel, bien souvent, aux éléments du langage, et pas seulement dans les dialogues : l’espace donné à voir se forme dans la parole, dans la pensée qui ne peut s’exprimer sans, justement, les moyens de l’expression, à savoir les mots. La musique ne comporte aucune grammaire, aucun vocabulaire, et donc, aucun sens. « La musique n’exprime rien », le mot célèbre de Stravinsky ne signifie rien d’autre que cela : la musique ouvre les portes d’un monde inaccessible, celui de l’idée, qui se trahit forcément en accédant au réel par l’écriture, par l’interprétation musicale.
Et la beauté de la vie, cette vie pleine de force et de puissance, jusqu’à l’extravagance, telle qu’elle apparaît dans les films de Fellini, vient compléter la musique de Rota. Répétons-le, cette musique est un fragment de la totalité de l’œuvre fellinien ; elle contribue au portrait de la vie, sans s’y soumettre, mais sans la soumettre non plus, par une quelconque illustration abêtie, rôle auquel est cantonnée la musique par les cinéastes de second ordre.
C’est dans l’irréductibilité des caractères de Rota et Fellini que résident le mystère et la réussite de l’alchimie qui permet au spectateur d’être entraîné par la vision d’œuvres qui n’ont pour seul but que le spectacle, éphémère et tourbillonnant spectacle des humains qui chantent, qui pleurent et qui meurent au son des battements de leurs cœurs enivrés de passion.
VII. Dernier appel… Les voyageurs sont priés d’embarquer
La filmographie fellinienne est comme une grande partition musicale, qui répète et réinvente à chaque mesure des motifs qui finissent par nous hypnotiser, nous hanter. Des scènes et des images que notre souvenir et notre imagination moduleront, comme on fredonne un air bien connu et qui poursuit sa vie en nous. Parmi ces motifs, il en est un, celui du train (métro, tramway, toboggan) qui met en abyme à la fois le processus créateur – l’invention fellinienne – et notre place de spectateur-passager embarqué dans un voyage, tandis que défilent sous ses yeux, comme autant de paysages vus à travers une fenêtre, des scènes, des personnages : une grande parade d’images. Le train est chez Fellini la métaphore d’une plongée dans l’inconscient, conçu comme le vivier de l’imaginaire, la source fondamentale de la création. Il n’est pas jusqu’à l’une des ultimes réalisations felliniennes, une publicité réalisée en 1984, pour Campari, qui ne reprenne le motif, avant qu’Intervista ne le fasse résonner une dernière fois.
Citons pour finir le Maestro lui-même : « J’ai toujours été convaincu que mes films m’attendaient, tout ficelés, comme les gares attendent sagement le train qui va arriver. On a pu entendre parler du bourg, de la ville dont la gare annonce le nom, mais sans y avoir jamais été ; pourtant, l’endroit avec sa place, ses rues, son église, sa mairie, existent déjà, et depuis longtemps peut-être. Pour le connaître, pour savoir comment il est fait, qui l’habite, il faut y arriver un jour ou l’autre. Justement, en prenant un train, ou au volant de sa voiture. On peut alors le visiter avec curiosité, émerveillement, des souvenirs inattendus affluent, et à présent, finalement, on peut en parler, raconter son histoire, son atmosphère, les sentiments qu’il inspire. » Les billets de trains sont en vente à la Cinémathèque et au Jeu de Paume.