Ce film au titre fleuve est l’heureux lauréat du Lion d’or de la Mostra de Venise 2014 (où nous l’avions vu et évoqué). Mais le prix pourrait aussi bien avoir été décerné à l’auteur du film Roy Andersson « pour l’ensemble de son œuvre », ou du moins son œuvre depuis son irruption dans la publicité en 1975 — ce qui laisse trois longs métrages, deux courts et pas mal de spots publicitaires, tous contribuant à la réputation actuelle du réalisateur suédois. Un pigeon… déclare constituer avec les deux autres longs, Chansons du deuxième étage (2000) et Nous, les vivants (2007), une « trilogie sur le genre humain » : sur la qualification de trilogie au moins, il sera difficile de le contredire, puisque les trois films sont tout entiers assujettis à un même système esthétique, celui-là même que le jury de la Mostra a, au fond, récompensé. Car s’ils se piquent de se pencher sur l’espèce humaine, ils célèbrent en fait la toute-puissance du cadre cinématographique, favorisée par la relative indépendance d’Andersson qui possède entre autres ses propres studios. En effet, la moindre scène, le moindre décor, le moindre déplacement de personnage est étudié pour que la caméra fixe, point de vue unique, inamovible et omniscient, saisisse absolument tout, du premier plan à l’arrière-plan (d’où certains décors où même les encadrements de portes sont alignés pour libérer la profondeur de champ), ne laissant que quelques miettes à la possibilité d’un hors-champ qu’elle anticipe déjà.
Cloisonnées dans ce cadre rigide et émanant d’une évidente volonté de démiurge, les scènes se déploient l’une après l’autre tels des fragments d’un petit théâtre de l’absurdité existentielle. Dans Un pigeon…, les personnages portant le poids de leur condition humaine (tous arborant un maquillage blafard) vont, viennent, conversent et même meurent à pas lents, peinent à communiquer (d’où le running gag de la répétition du « je suis content de savoir que vous allez bien !», formule de pure politesse), se perdent en mesquineries, tout en étant régulièrement par le même thème musical narquois. De temps en temps, la grande histoire fait irruption sur le mode du rêve éveillé : on voit même débouler le roi Charles XII de Suède et une vision pour le moins choquante du colonialisme. Sur ces entrefaites, deux représentants en farces et attrapes, dépressifs et peu efficaces, entre lesquels la relation professionnelle et personnelle est compliquée, font des apparitions récurrentes qui contribuent surtout à appuyer le propos général. Il y a à l’œuvre un humour burlesque (et noir) que le cinéphile serait bien tenté de rapprocher de grands noms de la catégorie (Buñuel, les Monty Python), si seulement cet humour ne s’ingéniait, à l’image de ce qui est circonscrit au cadre, à tourner en circuit fermé. On sent en permanence que si les personnages sont à ce point jouets de l’absurde, ce n’est pas sous l’effet d’une logique propre à sidérer la compréhension, mais de la capacité du réalisateur-démiurge à les maintenir dans une attitude et un cadre prédéterminés pour jouer avec eux — et se jouer d’eux.
Satires en longueur
De ce surplomb qu’il s’est aménagé, Andersson joue sur du velours — avec une trop grande facilité pour que le discours qu’il exprime convainque vraiment de sa sincérité. Sa façon de brocarder la société suédoise, sa vieille mentalité, les fantômes de son histoire, etc. s’apparente à une série de vignettes chargées de sens, où chaque visage couleur de cendre, chaque incident subi, chaque anachronisme est censé porter une idée limpide. En somme, ces vignettes fonctionnent comme des réclames pour le discours du cinéaste. Problème : le discours, dont on a vite mesuré la portée, peine à justifier les moyens, le forçage des traits de la réclame, l’omniprésente grisaille qui, moins qu’elle exprime un état du monde, prépare le terrain à la satire, voire la grossièreté embarrassante de certaines trouvailles (spoiler ici). Cela reste de la misanthropie en boîte, toute faite, trop commode pour dissimuler qu’elle n’anime pas les trouvailles vachardes du metteur en scène mais leur sert de prétexte. Et voir celui-ci faire mine, de l’autre main, de condescendre à laisser un peu d’espoir au genre humain en jetant çà et là des vignettes à l’effet publicitaire inverse (jeunesse sans maquillage dans des activités d’une simplicité confondante : enfants qui jouent, jeunes gens qui s’enlacent) accrédite le sentiment qu’on est face à de la pure posture en guise de vision de monde, roublarde, autosatisfaite et, pour tout dire, antipathique.
Sans doute le fond de ce qui gêne dans le système Andersson réside-t-il dans son utilisation des moyens du cinéma pour démontrer sa supériorité d’artiste par de telles vignettes. Car on ne peut pas nier que son humour opère au moins partiellement, non dans la durée mais à des moments plus saisissants que d’autres, notamment dans son aspect pictural. Ce qui laisse penser que le talent de caricaturiste du réalisateur eût trouvé une fonction au moins aussi efficace et appropriée en mode instantané, sur des pages de bande dessinée ou de presse. Or en choisissant de faire de ses idées des récits portés par le temps, Andersson ne fait que rallonger des plaisanteries qui eussent mérité d’être courtes, laisser son propos draguer plus d’importance qu’il n’en a réellement, et transformer sa démarche en prétention peu défendable — et la reconnaissance festivalière et cinéphile que celle-ci attire malgré tout n’arrange rien.