À l’instar de Lincoln, Pentagon Papers s’ouvre sur des images de guerre (le Vietnam en 1967) comme prémisse d’un récit qui déplace le champ de bataille dans les couloirs et les salons de Washington. Spielberg ne relate toutefois pas ici un événement d’une ampleur équivalente à celle de l’abolition de l’esclavage, et aucun des personnages n’a la stature du mythique président campé par Daniel Day-Lewis. Plus encore, les protagonistes de ce film-ci ne sont même pas les journalistes à avoir révélé en premier les secrets que comportent ces fameux « Pentagon papers » : les publications du Washington Post arrivent en effet après celles du New York Times, présenté ici comme une machine de guerre du grand reportage là où le Post, du propre avis de son rédacteur en chef, joue dans une catégorie en dessous. Pourtant, entre les deux films – auxquels il faudrait ajouter Le Pont des espions, qui suit peu ou prou le même cap –, circule un rapport commun à l’action politique reposant sur une oscillation permanente entre l’idéologie et le pragmatisme. Comment faire preuve de bon sens pour mener à bien l’idéal, et comment réinsuffler de l’idéal au bon sens ? Comment trouver l’équilibre entre la souplesse, voire l’astuce, et l’intransigeante fermeté qui garantit l’intégrité des valeurs fondamentales que l’on défend ?
Une femme se dresse
Kay Graham (Meryl Streep), directrice du Post, se retrouve confrontée à un cas de conscience (publier ou non des documents classés top secret, qui ont valu au Times une interdiction de la justice, alors même que le journal entre en bourse et qu’une telle affaire pourrait refroidir ses investisseurs) mettant par ailleurs en exergue ce qui pose problème dans sa propre existence – la discrimination dont elle souffre en tant que femme, son manque de crédit auprès de son conseil d’administration, ses amitiés politiques qui entrent en contradiction avec sa position professionnelle et la poussent inconsciemment à faire preuve d’une certaine flexibilité à l’égard des élites. Face à ces rapports de force conflictuels, Kay fait d’abord preuve (plus ou moins adroitement) d’un sens de l’adaptation qui passe notamment par de petits gestes auxquels Spielberg s’avère particulièrement attentif. Par exemple, lorsque le chef de cabinet de Nixon appelle Kay pour se plaindre de la reporter qui est supposée couvrir le mariage de la fille du président, la directrice retire d’abord sa boucle d’oreille, qu’elle pose sur son bureau, pour porter ensuite le combiné à son oreille. Elle dissocie dès lors symboliquement son moi professionnel de son identité féminine autant qu’elle prend acte, implicitement, de l’entrave imposée à son sexe : si elle doit retirer sa boucle, c’est précisément parce que celle-ci l’empêche alors de parler à son interlocuteur. Quelques scènes plus loin, Kay se rend à une réunion du comité d’administration qu’elle a consciencieusement préparée et même répétée avec l’un des collaborateurs. Au milieu de ces hommes se tenant devant une large table presque vide, elle hésite à laisser à la vue de tous ses classeurs qui la distinguent et décide de les cacher sur ses genoux. Quelle position adopter ? Comment assumer son individualité tout en se confortant aux attentes d’autrui ? Ce n’est que lorsque son voisin posera ses propres notes devant lui que Kay se sentira libre d’en faire autant, ce qui ne manquera pas de susciter quelques rires de la part de l’assemblée masculine.
Spielberg a rarement brossé des « portraits de femmes » mais il faut dire que celui-là se révèle très beau, notamment dans la manière dont Meryl Streep joue cette partition faite de tergiversations et de petites maladresses avec une finesse qui épouse les nuances d’un personnage émouvant sans être idéalisé – le film est très clair, par exemple, sur l’embourgeoisement de cette femme (fille et épouse des précédents directeurs du Post) qui refuse néanmoins in fine la passivité à laquelle on l’assigne, quitte à risquer sa position sociale. De fait, Kay comprend que sa décision ne doit pas viser à concilier les opinions entendues pour combler les attentes de chacun, mais qu’elle consiste plutôt à fixer le cap en ne perdant pas de vue l’horizon commun qui unit l’ensemble des protagonistes. Entre les membres du comité d’administration et avocats (les pragmatiques) et les journalistes (ceux animés par un idéal qui les dépasse et dicte leur action au-delà de toute autre considération) le personnage fait le lien et résout, implicitement, le nœud du problème : s’il faut prendre le risque de publier les « papers », c’est non seulement parce que telle est la mission première d’un journal mais aussi, et avant tout, parce qu’il est nécessaire de préserver cette fonction démocratique de la presse pour les générations à venir.
Le ballon et la limonade
Deux très belles scènes, jouées en miroir, pointent ce cœur secret d’un film « adulte » et qui pourtant se révèle dédié aux enfants, toujours importants dans le cinéma de Spielberg. La première tourne autour d’un objet qui s’immisce dans un dialogue entre Kay et Ben Bradlee (Tom Hanks), rédacteur en chef du journal. Alors qu’ils se tiennent dans un salon de la maison où vit Kay avec sa famille, un ballon en plastique rebondit sur le sol. Un peu surpris, l’homme le saisit et continue sa tirade tandis que, derrière lui, une petite fille, sans trop oser, essaie de manifester tant bien que mal sa présence pour récupérer son jouet. Ben, qui ressemble lui-même à un petit garçon avec ce ballon entre les mains, ne remarque pas la gamine jusqu’à ce que son employeuse, amusée, le gronde affectueusement en lui signalant qu’il serait temps de rendre le ballon à l’enfant, avant de raccompagner cette dernière dans le jardin dont elle referme ensuite soigneusement la porte. Là où Ben hésite (que faire de ces « papers », que faire de cette balle ?) au point de ne guère avoir conscience de ce qui se passe autour de lui, Kay saisit non seulement l’ensemble des tenants et aboutissants de la situation mais finit de plus par structurer leur organisation au sein de l’espace et de la scène.
De la même manière, un autre enfant occupe une place de choix en creux d’une scène où sa présence n’a pourtant rien évident – en l’occurrence la réception par Ben des fameux dossiers confidentiels et leur étude par des journalistes et des avocats qui doivent statuer du caractère légal de leur éventuelle publication. Devant la maison de Ben, sa fille établit un stand de limonades dont les premiers clients sont les collègues de son père fraîchement arrivés à la demande de leur patron. Comprenant rapidement qu’elle aura plus de succès à l’intérieur de la maisonnée que sur le parvis, elle rentre chez elle et propose un verre à 25 cts à l’un des journalistes. Son père, alors plongé dans l’épluchage des dossiers, trouve tout de même le temps de glisser que le prix du verre du limonade s’élève désormais à 50 cts, au regard de la demande dont bénéficie le commerce de sa fille. La séquence se poursuit avec moult rebondissements, accueille d’autres personnages, s’entrelace avec une autre trame de montage, pour s’achever dans la cuisine des Bradlee où l’épouse de Ben montre à son époux les liasses de billets gagnées par sa fille au cours de sa prolifique journée et qu’elle a demandé à ses parents de « mettre de côté ». Cela pourrait ne constituer qu’un détail si cette manière d’achever le temps du labeur ne figurait par ailleurs directement le profit (l’argent gagné par la petite fille et dont elle bénéficiera plus tard) d’un processus initié par le père (le travail entrepris pendant la journée).
Le rapport à l’enfant a changé chez Spielberg, il est désormais le témoin et le destinataire du legs qu’on laisse derrière soi. À la fin de Lincoln, c’est le petit garçon du président qui apprend, en même temps que le spectateur, le meurtre de son père et hurle de désespoir dans une scène bouleversante ; dans l’une des dernières séquences du Pont des espions, ce sont encore les enfants qui, assis devant la télévision, découvrent ce que vient d’entreprendre leur père, alors paisiblement endormi sur son lit, le sentiment du devoir accompli. Bel horizon de cinéma, qui s’incarne ici de manière particulièrement discrète dans un film dont par ailleurs les personnages principaux ne présentent pas les traits des figures spielbergiennes traditionnelles. L’universalité de cette piste vient de surcroît atténuer le petit défaut du film, qui souffre légèrement de se présenter comme une fiction « en phase avec son époque » (les fake news et les attaques du gouvernement contre la presse), en témoigne l’ultime scène, visant un Nixon sur la voie de l’impeachement, qui charge trop ouvertement Trump pour véritablement faire mouche. Ce menu détail mis à part, il faut souligner le grand mérite qu’à Spielberg depuis une poignée de films à ausculter l’action politique en restituant sa complexité avec une suprême clarté (encore une fois, la vitesse d’exécution du film impressionne) tout en explorant ses nuances et ses ramifications. Le politique est chez lui l’enjeu d’un découpage d’une minutie remarquable, truffé de trouvailles gestuelles (outre celles déjà évoquées : le personnage de Tom Hanks qui retrousse ses manches en répondant à un stagiaire qui vient de lui demander, un peu naïvement, si espionner la rédaction du Times est tout à fait légal) et qui inscrit toujours dans l’espace les rapports de force structurant les séquences. Le film adjoint ainsi à un regard acéré, qui ne néglige pas ce qui peut poser problème (par exemple, la promiscuité des élites journalistes avec le pouvoir, dont sont coupables à des différents degrés les deux personnages principaux), une perspective optimiste car tournée vers ceux qui reprendront le flambeau.