Nous sommes tous plus ou moins familiers de la filmographie de Louis de Funès, du moins la dernière partie. Multi-diffusée en soirée sur les chaînes généralistes, reléguée maintenant aux programmes estivaux en guise de bouche-trou, nous ne l’avons jamais vraiment oubliée. Mais l’avons-nous bien regardée? Nous sommes-nous bien attardés sur ce qui en faisant sa spécificité, sur ses tenants et ses aboutissants? Pas vraiment: complaisamment négligée par les cinéphiles, elle fait, pour certains d’entre nous, figure de part maudite. La ressortie d’Oscar, de loin l’un de ses meilleurs films, est plutôt une bonne occasion pour s’y intéresser d’un peu plus près.
Les grands comiques populaires européens ont souvent eu l’opportunité de rentrer in extremis dans l’histoire du cinéma en rencontrant dans leur parcours filmique un cinéaste qui sut les intégrer à leur œuvre. Fernandel croisa la route de Pagnol, Bourvil celle de Mocky et Melville, Totò se trouva sur le chemin de Pasolini et Peter Sellers partagea brièvement l’itinéraire de Kubrick. Louis de Funès, lui, n’eut pas cette chance. Si, dans les années 1950 alors qu’il était un acteur de second plan, Sacha Guitry lui confia quelques rôles, ce ne fut jamais sur le devant de la scène, mais toujours dans l’ombre des vedettes. Ce n’est qu’en 1956 qu’il fait une apparition remarquée dans le film de Claude Autant-Lara La Traversée de Paris où il s’imposa face à Jean Gabin et Bourvil, les deux plus importants comédiens de l’époque. Mais ce n’est que huit ans plus tard que l’acteur deviendra la tête d’affiche la plus populaire du cinéma français en enchaînant successivement Le Gendarme de Saint-Tropez, Fantomas et, peu après, Le Corniaud. Jean Girault, André Hunebelle et Gérard Oury, voilà, parmi d’autres, le genre de réalisateurs auxquels de Funès dut se cantonner: des faiseurs honnêtes mais pas toujours inspirés, lui qui rêvait, à la fin de sa carrière, de tourner chez Polanski.
C’est là la véritable tragédie du comique qui fit rire, et pas qu’un peu, les masses populaires, mais qui laissa de marbre les élites intellectuelles, celles qui, entre aigreur revancharde et dandysme snob, décrètent qui entrera ou n’entrera pas dans les annales. En mal «d’auteurs» pour soutenir son numéro, on s’est donc peu intéressé à de Funès. C’est une erreur, car un comique peut parfois atteindre une grandeur insoupçonnée dans des films anodins, se révéler génial dans des navets. Il se peut même parfois que ce soit là la condition sine qua non de la pleine mesure de son talent. Un comique cabotin est toujours quelque part le propre metteur en scène de son corps, pas sûr que ce corps survive ou trouve l’espace nécessaire à sa bonne expression dans la mise en scène d’un autre. Et si le film qui nous intéresse, Oscar, s’avère sur un strict plan cinématographique assez médiocre, il n’en reste pas moins le support parfait pour l’une des compositions les plus ahurissantes et expressives du cinéma français.
Car ce que capte la caméra d’Édouard Molinaro en 1967, c’est avant tout un numéro sérieusement rodé depuis des années sur les planches. En 1959, de Funès reprend le rôle tenu alors par Pierre Mondy dans la pièce de Claude Magnier: Oscar. À chaque représentation il en profite pour améliorer son personnage à coup d’improvisations digressives et perfectionne ainsi son jeu comique qui finit par faire littéralement tomber de leur siège les spectateurs. Retrouver la spontanéité d’un jeu qui se constitue essentiellement grâce à la connivence avec l’assistance n’est pas une mince affaire: de Funès exige un public. Molinaro réunit donc tout ce que le studio pouvait compter de techniciens, les installe devant l’acteur et enregistre. Tout le monde rit, le film sera un succès (plus de 6 millions d’entrées en France). Mais qu’est-ce qui rendit le rire que provoquait de Funès aussi fédérateur? On ne s’imagine pas aujourd’hui les réactions que suscitait alors son numéro, la puissance des fous rires, l’ampleur de l’émoi. Pour arriver à une telle force comique, il ne suffit pas de faire le zouave, il faut que ce zouave-là renvoie à quelque chose de nous-mêmes, de notre environnement. Et plus la correspondance sera exacte, plus le numéro sera drôle. Bref, il faut cet élément indispensable à tout bon film: de la justesse.
Dans Oscar, de Funès incarne un grand patron réveillé un samedi matin par la visite d’un de ses employés (Claude Rich, très bon) qui lui annonce sans ménagement qu’il est l’amant de sa fille et qu’il lui a volé en toute impunité 10 millions de francs. Dès lors, entre le patron, son employé, sa femme et sa fille, quiproquo et jeux de chat et souris réversibles vont s’enchaîner sans répit. Tout l’enjeu de l’histoire va consister à éviter à tout prix le compromis afin de tirer le plus gros bénéfice de la situation. Entre coups durs et retournements opportuns, le corps de De Funès singe toute la cupidité du grand patronat qui va jusqu’à considérer sa fille comme une valeur marchande. La grimace, bien que drôle en soit, n’est jamais gratuite. Elle trahit la mentalité bourgeoise et révèle ses fondements, en un sens, elle est sa face cachée. Elle agit même comme retour du refoulé dans la célèbre scène «du nez» où de Funès, totalement perdu dans la confusion qu’ont fini par semer ses stratagèmes, explose en une crise de nerfs grotesque où sa gestuelle retranscrit son mépris pour le personnage du baron auquel il voulait initialement marier sa fille. Le corps échappe à tout contrôle, bloqué dans les contradictions de l’esprit, entre les obligations du subconscient et les pulsions haineuses de l’inconscient. La conscience sociale de De Funès, acquise durant les divers gagne-pain pratiqués au cours de sa jeunesse (où il manifesta un certain problème avec l’autorité), est à la base de son humour, et ce dernier ne fonctionne jamais aussi bien que quand il établit un rapport entre le social et la psyché. Avec Oscar, dans lequel les classes sociales se croisent, s’affrontent et se mixent dans un grand élan vaudevillesque, sa stigmatisation de l’insatisfaction bourgeoise prend tout son sens dans la manière absurde dont cette classe, agrippée à son pouvoir, veut empêcher les classes inférieures de s’élever jusqu’à son rang. De Funès, grâce à son personnage de grand patron (qu’il a alterné dans sa carrière avec celui de petit chef), s’approprie ainsi tous les thèmes du film pour cristalliser l’hystérie des classes dominantes. Son jeu atteint alors un point d’excellence (qu’il retrouvera notamment dans Les Aventures de Rabbi Jacob) qui lui permet de diriger le film de l’intérieur. C’est là la force des grands cabotins, ceux qui focalisent l’attention sur eux-mêmes pour mieux évacuer leurs angoisses: ils agissent comme des trous noirs sur l’image qu’ils aspirent mais qui en ressort teintée de leur propre névrose. Oscar, sous la direction placide de Molinaro, est une comédie de boulevard bien ficelée que le jeu délirant de De Funès intercepte et oriente vers la satire sociale.
On réalise soudain à quel point la comédie française actuelle tient du triste renoncement à se diriger contre la haute bourgeoisie. Préférant œuvrer peureusement dans les clivages régionaux fantasmés (Bienvenue chez les Ch’tis), fustiger les anciennes tares colonialistes pour satisfaire sa bonne conscience socialiste (les OSS 117) ou faire bassement état de sa fascination pour la réussite sociale (Coco), elle semble bien timorée face à de Funès, pourtant pas franchement un progressiste ou un révolutionnaire. Ce dernier parvint à unir par le rire une France populaire, parfois prolétaire, mais essentiellement de droite, sur le dos de la petitesse des gens de pouvoir. Et son humour, aujourd’hui, n’a jamais eu une résonance aussi actuelle: à voir ce petit bonhomme, extrêmement agité, qui court dans tous les sens par soif de contrôle, ses tics nerveux s’accentuant, alpaguant autrui avec condescendance avant de le rejeter avec hargne parce qu’il n’est pas sensible à ses avances, on se dit qu’il aurait incarné un président de la République des plus authentiques…