Du noir, du blanc et un peu de gris : loin du déluge de couleurs souvent associé au cinéma d’animation, Persepolis étonne par sa rigueur graphique. Best-seller un peu inattendu, la bande-dessinée autobiographique de Marjane Satrapi était encore plus radicale : en noir et blanc et en quatre tomes, l’auteur y racontait son enfance et son adolescence à Téhéran à la fin des années 1970 et au début des années 1980, choyée par des parents cultivés et ouverts, témoins des événements dramatiques qui suivirent la chute du Chah d’Iran et l’instauration de la République islamique. Soit la grande et la petite Histoire entremêlées dans un roman graphique drôle et bouleversant à la fois, accueilli sous un tonnerre de louanges par la presse et le public dès sa sortie.
Co-réalisé par Satrapi elle-même et son acolyte Vincent Paronnaud, cette adaptation cinématographique pouvait susciter une inquiétude toute légitime auprès de tous ceux qui se sont laissé captiver par la BD. En réalité, l’œuvre de Marjane Satrapi en ressort grandie. Là où Persepolis – le livre – était drôle, édifiant et touchant, Persepolis – le film – reprend les atouts de son matériau originel en y ajoutant l’indispensable : un regard de cinéaste(s) qui le magnifie, lui offrant tension, fluidité et poésie. Véritable saga familiale autant que roman d’apprentissage et document politique, Persepolis (prix du jury à Cannes) condense en un peu plus d’une heure trente vingt-cinq années de l’histoire d’un pays vues par le petit bout de la lorgnette.
L’histoire de Marjane – petite fille au caractère bien trempé, quasiment née avec une conscience politique, puis jeune femme rebelle exilée à Vienne et déchirée entre les tourments de l’adolescence et le mal du pays – a la saveur des mélodrames et la densité d’une série télévisée. Mais Satrapi et Paronnaud ne cèdent à aucun moment à la facilité : pas de musique larmoyante ni de scène déchirante, mais plutôt une mélancolie diffuse, omniprésente. Entre rire et émotion, les deux cinéastes ne choisissent pas, préférant unir les deux jusqu’à les associer parfois dans la même scène, maniant les ellipses avec un beau sens de la retenue : les choix esthétiques de Satrapi (silhouettes noires sur fond blanc, aplats d’où se détache un élément pour mieux en souligner l’importance) font de Persepolis une œuvre à la légèreté apparente, bouleversante de pudeur, où chaque événement (historique, personnel) a autant valeur de témoignage que dans un documentaire.
Ce dont témoignent également Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, c’est leur connaissance et leur amour du cinéma. Car si les personnages de Persepolis existent, c’est aussi grâce aux voix qui leur sont associées : Chiara Mastroianni en tête, qui fait de Marjane un être à part entière, aussi concret que n’importe quel rôle qu’elle a pu interpréter par le passé. Débarrassée de son aura de star, « cachée » derrière un personnage plutôt discret (la mère de Marjane), Catherine Deneuve donne l’impression de trouver là un des plus beaux rôles de sa filmographie de ces dernières années : tour à tour protectrice, inquiète, autoritaire ou passionnée, elle trouve ici matière à faire enfin taire ceux qui, depuis plusieurs années, la pensent incapable de transmettre une émotion. Cerise sur le gâteau, Danielle Darrieux offre sa pétulance au personnage de la grand-mère confidente, peut-être le plus beau personnage du film, symbole de la grandeur et du modernisme passés d’un pays aveuglé (n’oublions pas l’excellent Simon Abkarian, qui donne sa voix au père de Marjane). Que ces trois-là, mères et filles dans la réalité ou au cinéma, soient réunies pour prêter leur voix à trois des plus beaux portraits de femmes offerts par le cinéma français cette année, est l’un des nombreux délices de ce film qui, en contant l’histoire personnelle d’une femme d’une culture différente de la nôtre, parvient à être universel.