Depuis Maudits, je vous aimerai (1981), Marco Tullio Giordana fait preuve d’une détermination constante pour développer un cinéma réflexif en s’emparant de sujets sociaux et politiques en prise avec la complexité d’une Italie toujours marquée par les stigmates des années de plomb. Piazza Fontana revient sur les débuts de cette période traumatique, lors d’un attentat milanais aux ramifications nébuleuses. Avec ce thriller crépusculaire, Giordana choisit la tension au détriment de l’action pour faire toute la vérité sur des événements obscurs, dans une forme au classicisme déroutant.
En 1969, après un automne de manifestations et de grèves ouvrières et étudiantes, Milan connaît un drame sans précédent. Le 12 décembre à 16h37, une bombe explose à la Banca Nationazionale dell’Agricoltura, située sur la Piazza Fontana. On dénombre quatorze morts (puis dix-sept) et plus de quatre-vingt-dix blessés. D’abord imputée à un problème de chaudière, l’explosion est rapidement considérée d’origine criminelle du fait de son caractère dévastateur. Le commissaire Luigi Calabresi, homme instruit et intègre, enquête sur l’affaire avec une rigueur indéfectible. Les pistes se multiplient. Les anarchistes d’extrême-gauche, que l’on tient déjà pour responsables de multiples attentats, apparaissent comme les coupables parfaits. Mais les milices néo-fascistes sont aussi dans le collimateur de l’enquêteur. Trois jours après l’attentat, l’anarchiste pacifiste, Giuseppe Pinelli, tombe du quatrième étage de la Préfecture pendant un très long interrogatoire. En tant que responsable de l’enquête, Calabresi est tout de suite accusé de cette mort tragique dont on ignore s’il s’agit d’un accident ou d’une bavure. Absent de la salle d’interrogatoire aux moments des faits, Calabresi se heurte au silence et au mensonge de son équipe. En marge d’une enquête officielle devenue obscure, le jeune commissaire tourmenté poursuit sa quête de vérité. Il comprend peu à peu que les enjeux de l’affaire dépassent le seul contexte politique national, dans une Italie tiraillée entre les blocs de l’Ouest et de l’Est en pleine guerre froide. Le 17 mai 1972, Luigi Calabresi est abattu à la sortie de son domicile : l’attentat n’est pas revendiqué.
L’affaire Piazza Fontana constitue une succession de mystères : qui a posé les bombes dans la banque et pour le compte de qui ? Qui a tué l’anarchiste Pinelli ? Qui a liquidé Calabresi ? Pendant quarante ans, les pistes ont fusé et les procès se sont multipliés sans parvenir à déterminer les coupables de ces événements de façon convaincante et recevable pour une cour. Sur la base des documents aujourd’hui publics, Giordana entend présenter pour la première fois la version complète et précise des faits, mis bout à bout de la manière la plus neutre possible. Autant dire que le cinéaste se lance dans une mission impossible, quand on sait la passion que ces événements peuvent encore susciter en Italie, chacun proposant sa thèse en fonction de son obédience politique pour élucider cette « chronique d’un massacre » (« Romanzo di una strage » est le titre original du film). La démarche didactique du film conduit à l’évitement d’un traitement naturaliste : Giordana contourne l’écueil d’un style reportage, facile sur un tel sujet, déjà décortiqué par la télévision italienne sous des angles interprétatifs différents. Ainsi, le cinéaste s’empare des faits par le biais du thriller politique, empruntant la lumière crépusculaire du film noir américain des années 1940 pour développer une fiction-réalité découpée en chapitres thématiques pour rythmer un récit dense et foisonnant. Les couleurs du 35 mm tirent souvent sur des noirs intenses et profonds, méandres d’un environnement délétère où les personnages se perdent et s’enlisent. Dans l’obscurité d’une nuit sans lune, Pinelli chute par une fenêtre et Calabresi est abattu entre deux voitures. De l’extrême violence de ces deux événements tragiques et fondamentaux dans les suites de l’affaire Piazza Fontana, nous ne verrons jamais le moment-clé du décès. La violence reste hors champ pour mieux dire toute son horreur et sa démesure. Les partis pris esthétiques de Giordana écartent toute tentation du voyeurisme et du sensationnel dans la reconstitution des faits, avec un respect religieux pour les familles des victimes de Piazza Fontana et les veuves Calabresi et Pinelli. La photographie élégante et sombre de Roberto Forza, tout comme les fréquents mouvements de travellings et de Steadicam, créent une atmosphère étrange, paralysant les personnages dans l’écrin de la belle image tout en construisant leur charisme spectral. Proche d’un style eastwoodien, Piazza Fontana se pare d’une élégance inattendue pour reconstituer un labyrinthe de manipulations destructrices. Les choix formels surprennent tout autant qu’ils paraissent cohérents dans leur volonté d’une mise à distance réflexive.
La lenteur d’un récit filmique foisonnant prend le risque de semer la confusion. Mais Piazza Fontana a le mérite de faire appel à l’intelligence du spectateur et à sa capacité d’assimilation d’informations factuelles. Ainsi le président Saragat, le Premier ministre Aldo Moro, le commissaire Calabresi, l’anarchiste Pinelli prennent vie devant la caméra de Giordana pour confirmer les intuitions de Pasolini au lendemain de cette affaire et des nombreux attentats ponctuant les années 1970. « Je sais tous ces noms et je sais tous ces faits (attentats aux institutions et massacres) dont ils sont coupables », écrivait le cinéaste dans Il Corriere della Sera un an avant son assassinat, « je sais, mais je n’ai pas les preuves. » Avec le réalisateur de Nos plus belles années et I Cento Passi, la piste néo-fasciste est réactivée sur la base de preuves concrètes. La démarche philologique de Marco Tullio Giordana informe un récit linéaire au déroulement implacable. Avec une austérité certaine, le film vient honorer ceux qui ont lutté pour la vérité, dans cette affaire tombée dans l’oubli pour la jeune génération italienne et peu connue au-delà des frontières transalpines.
La proximité du réalisateur avec son sujet fait la force et la faiblesse de cette œuvre étrange, où l’élégance plastique paralyse toute émotion factice et facile au profit de faits supposés bruts. Il en résulte un film âpre, mais néanmoins important dans le rôle du cinéma à garder les traces d’une histoire italienne bien plus obscure que les images de Piazza Fontana.