Osvaldo Valenti et Luisa Ferida furent un couple d’acteurs stars dans l’Italie fasciste de Mussolini. Marco Tullio Giordana raconte très librement leur histoire, de la chute de Rome à Salò, une vie de débauche et un long déclin. La franche ambiguïté des hommes dans chaque camp brouille les pistes mais se dilue trop rapidement dans une mise en scène grandiloquente. En suivant le parcours de Valenti, incernable paumé rigolard dont les affinités politiques restent floues, Giordana se perd à capter chaque excès et noie les enjeux de cette histoire italienne.
Pour ce vaste projet qui couvre une partie de la seconde guerre mondiale et quelques jours après l’armistice en Italie, Marco Tullio Giordana a choisi non pas un camp mais un électron libre pour faire le lien entre quelques acteurs et horizons de cette époque. Idée intéressante de se laisser ballotter par un personnage réel, de rester à tel point derrière lui que toute subjectivité s’efface. Mais ce n’est pas le cas, et Giordana l’affirme : il a pris les libertés nécessaires pour faire d’Osvaldo Valenti et de Luisa Ferida des personnages romanesques à point.
Entre 1937 et 1941 en Italie, alors que Cinecittà a été inauguré le 27 avril 1937 par Mussolini, la mode cinématographique des « Téléphones blancs » se développe. Drames de salon, histoires d’amour légères et la présence quasi systématique d’un téléphone et de mobilier blanc à l’écran, couleur de l’opulence. Période d’insouciance et cinéma peu considéré comme marquant avec le recul sinon par l’écœurement qu’il provoque, pas innocent dans l’envie de certains jeunes réalisateurs de briser les codes. Lors de cette période, Osvaldo Valenti et Luisa Ferida ont été deux acteurs stars, en couple à l’écran et dans la vie. Abonnés aux rôles de perturbateurs, ils sont aussi restés associés à la débauche. Après l’armistice du 8 septembre 1943, ils adhèrent à la République de Salò et amorcent une dérive politique. Cocaïnomane, Valenti fréquentent de nombreux acteurs du fascisme sans que l’on sache précisément le degré respectif d’adhésion aux idées et à la drogue. Quelques jours avant la chute définitive de Mussolini, Valenti puis Ferida se livrent aux Résistants italiens. Des rumeurs glauques planent sur le couple, il est possible qu’il ait cherché à s’en disculper en n’attendant pas d’être rattrapé. Après quelques pérégrinations dans les mains de la Résistance, ils sont fusillés dans la nuit du 29 au 30 avril, sans que l’on sache vraiment dans le film pour quoi ils furent jugés : leurs actions ou leur image.
Histoire floue, donc, personnages à facettes et frontière agréablement poreuse entre les camps. Giordana conserve l’ambiguïté d’une partie de ses personnages, il déplace les questions morales en deçà de l’emprise des sentiments. Pour lui le sentiment dirige l’engagement quand les portraits de personnages historiques préfèrent généralement dessiner l’inverse. Mais osons une sentence un peu facile, rien que pour le plaisir d’être contredit : le cinéma italien actuel souffre d’une surdose de sentiment. La mise en scène – il y a des exceptions, notamment Libero, de Kim Rossi Stuart – demeure souvent pesante, entre autres symptômes, plans léchés et musique suintante. La faute aussi peut-être à des choix de distribution en France, fidèles aux cadres rassurants de l’exotisme. Une histoire italienne gagnerait à plus de sobriété. La scène guillemet, qui ouvre et clôt le film avec deux enfants sales et pauvres déambulant à vélo dans une sorte de Rome année 0, les montre tellement noircis et loqueteux qu’ont croirait à une caricature. Mais le réalisateur aime le grandiose, glisser de la scène aux coulisses avec ses personnages, de la tirade déclamée outrageusement au rail de coke avidement bâfré. Pour ça l’acteur Luca Zingaretti convient tout à fait, petite armoire à glace chauve grimaçant allègrement, quelque part entre les mimiques de Mussolini et celles de Berlusconi. Ferida, qui tantôt l’accompagne dans la débauche tantôt en larmoie, trouve un bel habit en Monica Bellucci. Quelques autres personnages principaux accompagnent la troupe comme un résistant cinéaste aux airs de Visconti, un tortionnaire à l’œil fou et un directeur de l’Institut du cinéma italien.
Tout ce petit monde est relié à Ferida et tous sont poursuivis par Valenti, cabotin qui s’enferme dans la drogue et son rôle de provocateur. Pour pouvoir construire le film tel qu’il est, se libérer des contraintes, l’Histoire est ajustée jusque dans ses parties les plus claires. Ferida et Valenti, par exemple, ne se sont pas du tout rencontrés comme le raconte le film. Mais peu importe, le défaut qui irradie Une histoire italienne est le sentiment comme lien qui ne parvient ni à dominer suffisamment, ni à se plier au scénario. Pour parcourir une période courte mais dense en 2h28, le film aurait pu se résumer en une suite très linéaire de scènes, cousues de longs noirs. Pour éviter ça et dynamiser l’ensemble, il est truffé de flash-backs et de sauts dans le temps. Visiblement, Giordana s’est empêtré dans la bonne idée de raconter une histoire qu’il suit depuis de nombreuses années et dans la joie de s’étaler – un peu – dans le tape à l’œil. Bellucci alterne deux jeux, femme fatale qui aime à se laisser dominer et épouse fataliste qui essaie de tout dominer : pleurs, soupirs et râles. Grâce à l’histoire, en plus des scènes de sexe sans érotisme (ni fines suggestions ni franche vision), Giordana glisse de faciles clins d’œil aux jeunes du néo-réalisme, dissimule son voyeurisme derrière celui de Valenti qui ne peut s’empêcher de filmer les prisonniers torturés, fait du passé un bâtard, illusoirement vivant et décousu. Dommage, car ce retour intriguait, et sans limiter autant les risques d’un tel sujet par une forme vainement dynamique, Une histoire italienne aurait pu agréablement surprendre.