Une chose est certaine : Marco Tullio Giordana n’a peur de rien. Comment expliquer autrement ce monument de démagogie et de ridicule qu’est Une fois que tu es né, son nouveau film après le succès inattendu de sa saga télévisuelle (sortie en salles chez nous) Nos meilleures années ? À l’évidence, il faut un sacré cran pour oser s’attaquer à un sujet aussi sensible que l’immigration clandestine en faisant preuve d’autant de naïveté. Marco Tullio Giordana déroule son récit avec une condescendance qui confine à l’arrogance, plutôt surprenante de la part d’un cinéaste engagé qui signait en 1995 un documentaire sur l’assassinat de Pasolini (Pasolini, mort d’un poète) et décrochait le Prix de la mise en scène à Venise en 2000 pour Les Cent Pas.
Pour faciliter l’empathie du spectateur avec son sujet, Marco Tullio Giordana met au centre de son film un enfant, Sandro, 12 ans. Fils unique d’un couple d’industriels à qui tout a réussi, Sandro se pose des questions légitimes sur le monde qui l’entoure : les sans-abri, les prostituées, les ouvriers qui travaillent pour son père… Qui sont ces gens qui ont la plupart du temps une couleur de peau différente ? D’où viennent-ils ? Pourquoi sont-ils là et à cette place-là, beaucoup moins confortable que la sienne ? Ces interrogations passent largement au-dessus de la tête de son père, qui préfère penser aux vacances qu’il va passer avec son fils et son meilleur ami, sur le voilier de ce dernier. Un séjour qui tourne vite au drame : en pleine nuit, Sandro tombe à l’eau. Tout le monde le croit mort, mais l’enfant a été recueilli par un bateau plein de clandestins… Dans cette aventure, Sandro va trouver, par la force des choses, des réponses à toutes ses questions.
C’est à partir du moment où Sandro disparaît que le film coule à pic. Car si on sent dès les premières scènes que Giordana ne va pas y aller avec le dos de la cuillère, son parti-pris reste inoffensif, à défaut d’être novateur : l’immigration expliquée aux enfants, sous forme de fable contemporaine, cela n’a jamais fait de mal à personne. Sauf que Marco Tullio Giordana est ambitieux et s’engage très vite sur un terrain miné qui requiert une certaine délicatesse, qu’il ne possède manifestement pas. Quand Sandro monte sur le bateau, il a affaire à deux capitaines peu scrupuleux qui passent leur temps à rouler les yeux et à peloter les jeunes filles, comme des Capitaine Crochet pour adultes. Le pire reste à venir. Sandro se lie avec Radu, un jeune Roumain et sa petite sœur, Alina. Quand la police repère le bateau et fait débarquer tous ses passagers, Sandro retrouve enfin ses parents mais n’a qu’une idée en tête : venir en aide à Radu qui risque d’être expulsé alors qu’Alina, parce qu’elle est mineure, sera placée dans une famille d’accueil.
À cet instant, le film entame une course effrénée vers les sommets de la démagogie la plus abjecte. Sandro propose à ses parents d’adopter les deux enfants. « Mais oui, pourquoi pas !» répond en souriant la mère en brushing, se découvrant soudain une vocation humanitaire. Le père, trop heureux d’avoir retrouvé son fils, offre ce qu’il a de mieux à donner à une personne dans le besoin : son téléphone portable, pour le joindre au cas où la question de l’expulsion se préciserait. À cet instant, on devine bien que le metteur en scène tente de dire quelque chose sur les rapports entre les bourgeois et les clandestins, quand les premiers sont obligés de regarder les seconds dans les yeux. Mais Giordana préfère le pathos à la réflexion : au lieu de préciser son propos, de prendre le risque de se positionner vis-à-vis de son sujet, il choisit la manipulation à grands renforts de violons et autres effets lacrymaux.
La suite du film pourrait être à mourir de rire si elle ne faisait pas aussi peur. Radu et sa sœur s’enfuient et rejoignent la famille de Sandro, ce qui n’est pas du goût du père de ce dernier : comment les aider, argue-t-il, s’ils plongent encore plus dans l’illégalité ? Le lendemain, Radu et Alina ont disparu en ayant pris soin de voler ceux qui les ont accueillis. Moralité : « On leur tend la main et ils nous dépouillent !» De quoi faire frémir de plaisir les extrémistes d’Italie et d’ailleurs. Sandro ne peut pas croire que son ami, celui qui l’a protégé quand il avait besoin d’aide, ait pu faire une chose pareille. Il part à leur recherche et ce qu’il va découvrir va au-delà de ce qu’il aurait pu imaginer : enfermée dans une chambre miteuse au fin fond d’un bidonville, Alina attend patiemment, la jupe trop courte et le maquillage baveux, son prochain client. « Ce n’est pas vraiment ton frère, hein ?» s’interroge Sandro.
En faisant ce film, Giordana a voulu rendre compte d’une réalité certaine : les conditions désastreuses dans lesquelles des milliers de clandestins échouent sur les rivages des pays riches, le désarroi des pouvoirs publics et la xénophobie des autochtones (quand ce n’est pas l’inverse), l’ambiguïté de certains immigrants prêts aux pires extrêmes pour de l’argent et des papiers. Mais pour avoir des choses à dire sur un sujet aussi complexe, encore faut-il avoir le courage de ses opinions, ne pas fuir la radicalité pour se réfugier derrière un discours lénifiant qui rate sa cible : Marco Tullio Giordana sert la soupe à ceux qu’il souhaite dénoncer. « Une fois que tu es né, tu ne peux plus te cacher », dit le titre du film en VO. « Une fois que tu as fait un film, tu dois l’assumer », pourrait-on lui répondre.