Film dense dans son contenu et élégant dans sa forme, Piazza Fontana ne dément pas le caractère engagé d’un cinéaste dont la filmographie reconstitue et déconstruit tous les maux de l’Italie contemporaine : autorité du régime fasciste, malaise post-68, violence des années de plomb, terreur de la mafia…). Avec ce nouveau métrage, Marco Tullio Giordana revient sur des événements tragiques et obscurs du début des années de plomb dans la ville de Milan, ville de sa jeunesse et point de départ de son engagement citoyen et militant. Dans un bureau très années 1970 de Bellissima Films, nous discutons donc de sa détermination à faire ce film, si particulier dans son histoire personnelle. Mais nous parlons aussi cinéma et télévision, culture et mémoire, instruction et citoyenneté. Et le temps passe trop vite…
Pour parler ensemble de Piazza Fontana, je souhaiterais commencer par une réplique de Pepino dans I Cento Passi (2000), qui apparaît aujourd’hui comme une note d’intention pour votre dernier film. Ainsi, dans une scène de ciné-club, votre héros déclarait à la fin de la projection de Main basse sur la ville : « Un film est toujours une œuvre d’art, il ne reproduit jamais la réalité comme elle est, mais à travers un certain regard, à travers un certain prisme interprétatif. Il réinvente cette réalité, la transfigure et lui donne du sens. » N’est-ce pas le programme de Piazza Fontana, un programme ambitieux et délicat dans ce cas, avec cette volonté de maintenir vivant le souvenir d’événements tragiques de l’histoire italienne et de les rendre intelligibles malgré le mystère qui les entoure encore ?
En effet, dans I Cento Passi, Pepino diffuse le film Main basse sur la ville de Francesco Rosi. C’était une déclaration d’intention pour ce film-là, comme ça peut l’être pour Piazza Fontana. Quand on raconte une biographie ou qu’on reconstitue des faits réels, on ne peut jamais raconter exactement ce qu’il s’est passé. Le film est une forme conditionnée par la durée (1h30, 1h40 en moyenne), ce qui implique une succession de choix pour organiser les chapitres de l’histoire condensée d’un personnage. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de faits aussi compliqués que l’histoire de Piazza Fontana.
Quand avez-vous décidé de faire un film sur l’explosion de la Banca Nazionale dell’Agricoltura et les suites de cette affaire ? Et comment avez-vous travaillé pour donner à ces faits tortueux une forme scénarisée ?
Je suis milanais. Lorsque l’explosion s’est produite, j’avais dix-neuf ans et j’étais là, près de la Piazza Fontana… Au début, personne ne disait que c’était une bombe : on parlait d’un problème de chaufferie et l’on ne pouvait pas imaginer qu’il s’agissait d’une bombe. Ensuite j’ai vu arriver la police, les ambulances, c’était l’enfer… Je me rappelle : comme c’était l’hiver, la nuit tombait très tôt… C’était particulièrement angoissant. J’ai fait des cauchemars longtemps après ça. Pendant plusieurs années, je me suis réveillé la nuit, hanté par le souvenir de cette journée. La date du 12 décembre 1969 a divisé l’histoire de la République italienne : il y a un « avant » et un « après » Piazza Fontana. À l’époque, la perception de cette rupture a été très claire pour tout le monde. Mais il n’y avait pas de film sur ces événements jusqu’à présent. Personne ne les avait racontés. Un jour, j’ai lu une enquête journalistique où l’on demandait à des jeunes ce que leur évoquaient les mots « Piazza Fontana ». La moitié n’avait aucune de ce à quoi le journaliste faisait allusion. Certains associaient ce nom à un attentat perpétué par les Brigades rouges, ce qui constitue un anachronisme total. En tant que témoin des événements et cinéaste, je me devais de travailler sur cette mémoire des faits pour la transmettre à la jeune génération. Pour écrire le film, mes souvenirs ne suffisaient pas. Avec mes coscénaristes, nous disposions d’une littérature immense sur l’attentat de Piazza Fontana. De plus, je connaissais certains protagonistes de l’affaire. À l’époque, j’ai rencontré le commissaire Calabresi et la veuve Pinelli. Mon rapport aux faits et mes impressions relevaient donc d’une expérience directe, et non seulement de recherches bibliographiques au moment où je me suis lancé dans ce projet de film. Pour un metteur en scène, il est important de connaître son sujet de façon directe, sensible, pour donner des instructions justes aux acteurs. Il faut donc savoir de manière très précise et profonde de quoi l’on parle. Mais le travail nécessaire de documentation a aussi été très difficile et fatigant, car nous avions progressivement recueilli tant d’informations que des choix s’imposaient pour rendre cette histoire intelligible sans en pervertir le sens.
En effet, le film contient beaucoup d’éléments factuels, mais il trouve sa clarté dans la focalisation sur les personnages du commissaire Calabresi et l’anarchiste Pinelli. Le choix de ce point de vue était-il clair dès le début du projet ?
Il fallait une sorte d’épée pour trancher dans le foisonnement des données et guider le fil de la narration. Cette épée, c’est Calabresi et Pinelli dans le scénario de Piazza Fontana. Pour moi, il était évident que le film devait mettre en valeur la figure de Calabresi, que j’avais suivie dès le début de l’affaire. Déjà, à l’époque, je n’étais pas convaincu de son implication dans la mort de Pinelli. Je trouvais affreux l’assassinat de cet homme, mais je me demandais comment faisait le commissaire pour supporter d’entrer à nouveau dans cette pièce et voir cette fenêtre chaque jour. Comment pouvait-il résister à cela s’il était coupable ? Pourquoi n’avait-t-il pas demandé à être transféré à Rome ? Il aurait dû avoir une carrière lumineuse devant lui. En 1970, je pensais qu’il continuait à chercher la vérité sur l’affaire Piazza Fontana. Et, dans les archives de la police, j’ai effectivement trouvé la preuve que Calabresi avait continué de travailler là-dessus, alors qu’il n’était plus en charge de l’affaire. Mon intuition était confirmée. De ce fait, le cœur du film devait être le rapport de Calabresi et Pinelli, deux héros en demi-teinte, deux victimes collatérales de l’attentat de Piazza Fontana. À l’époque des faits, en Italie, tout le monde pensait que Calabresi avait assassiné Pinelli et, aujourd’hui encore, cette thèse est largement soutenue. Mon film vient donc proposer une autre vérité et écrase une idée reçue très forte dans la conscience collective.
Dans la préparation du film, avez-vous été plutôt encouragé dans votre démarche ou avez-vous rencontré des résistances pour son financement ?
Mon producteur Riccardo Tozzi a complètement épousé la cause du film. Il nous a toujours stimulés et encouragés dans la progression du projet. Donc je n’ai pas eu la sensation de problèmes, mais je sais qu’il y en a eu beaucoup car, effectivement, ce projet déplaisait. Vous savez, beaucoup de fascistes, qui à l’époque étaient des terroristes, sont devenus des hommes de gouvernement. Quand nous sommes allés à Milan pour les repérages, pour la première fois depuis quarante ans, j’ai eu la sensation que les gens voulaient parler de cette affaire, alors qu’avant la ville voulait oublier. C’était le bon moment pour faire ce film, sans trop attendre. Nous avons d’ailleurs pu tourner sur les lieux réels de l’attentat. Je pensais que ce serait impossible, mais nous avons eu l’autorisation de la banque et de la municipalité. La mairie n’est plus d’obédience berlusconienne et cela a évidemment facilité notre travail. Le nouveau maire, de gauche, est un vieux camarade d’école. Tout semblait donc rendre la situation plus favorable sur place pour le tournage du film. Cela nous a beaucoup encouragés dans cette entreprise délicate.
Piazza Fontana est un film riche dans son discours, mais aussi dans sa visée esthétique. Son directeur de la photographie vous accompagne depuis I Cento Passi. Ici, l’image de Roberto Forza est très élégante et sophistiquée, en particulier pour les scènes d’intérieur, favorisant le clair-obscur et les effets de pinceaux lumineux sur des silhouettes fatiguées. La signature visuelle du film déréalise la reconstitution. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
Nous avons fait beaucoup de bouts d’essais, car nous étions partis avec l’idée de faire le film en noir et blanc. Comme vous le savez, chaque cinéaste veut faire au moins un film en noir et blanc. C’est le rêve de tout cinéaste ! Les bouts d’essais étaient formidables, mais il y avait quelque chose de trop esthétique, presque publicitaire. Ça semblait trop facile de faire le film en noir et blanc, ça lissait la différence avec les images d’archives. Or je voulais marquer cette différence. Avec Roberto Forza, nous avons donc pensé que ce serait plus intéressant s’il s’agissait d’un film en couleurs, mais dont les couleurs se perdraient, s’évanouiraient. Il fallait trouver un moyen de « décoloriser » le film pour lui donner sa gravité. Roberto Forza a été très courageux car il a dû travailler beaucoup sur les nuances de la pénombre. Dans certaines scènes, le visage des acteurs est volontairement masqué par l’obscurité. Cela oblige le spectateur à être encore plus attentif, toujours sur le qui-vive. Roberto Forza a fait un excellent travail : il s’est beaucoup adapté pour trouver les moyens techniques de donner corps à notre vision d’une image très soignée. Nous avons tourné en 35 mm pour exploiter la plasticité et la tridimensionnalité particulières que la pellicule donne aux images. Aujourd’hui les caméras « nouvelle génération » sont très proches d’obtenir ce résultat, mais, au moment du tournage, on n’en était pas encore satisfaits. Les choses évoluent très vite et mon prochain film sera sûrement tourné en numérique.
Alors que Piazza Fontana dresse le constat sans affect d’une succession de faits réels, sa photo très travaillée lui donne un certain lyrisme. Toute la mise en forme du film travaille ça : que ce soit le chapitrage thématique (et non chronologique) ou la musique d’opéra, qui viennent donner un rythme poétique au film. Cette sophistication était-elle nécessaire pour éviter le glissement documentaire ?
Je ne voulais pas que le film ressemble à ces programmes de télévision diffusés à date anniversaire. Je voulais faire un film très classique, comme le cinéma américain des années 1940 ou un polar à la Jean-Pierre Melville (un cinéaste que Roberto Forza admire aussi beaucoup). La dimension cinématographique du film ne devait pas être occultée par ses enjeux politiques. On voulait donner des informations nouvelles, citer les noms des responsables – ceux que Pasolini ne pouvait pas donner faute de preuves –, mais en même temps on voulait faire du cinéma. On voulait aussi faire quelque chose pour attirer et intriguer les jeunes gens d’aujourd’hui, les jeunes Italiens qui ne connaissent rien de cette période et n’ont aucune référence sur ce passé pourtant proche. Ils sont dépourvus d’information et découvrent les faits comme une fiction.
Sont-ils dépourvus d’information parce que ces faits ne sont pas évoqués dans les programmes scolaires ?
Non, on n’en parle pas à l’école. Comme on n’arrive jamais à raconter cette période des années de plomb de façon sereine et factuelle, on n’en parle pas (ou très peu) aux élèves. Mais cette lacune ne concerne pas seulement l’école. Même dans les familles, les gens de ma génération ne transmettent pas leurs connaissances et leurs souvenirs de cette période, d’après ce que j’ai découvert en interrogeant des jeunes. L’expérience et la mémoire se perdent dans le non-dit. C’est donc au cinéma de remplir cette tâche.
Faire un film sur les événements de Piazza Fontana, c’est revenir sur des moments marquants de votre jeunesse, sur des impressions très personnelles. Alors, en tant que réalisateur, comment gère-t-on cette grande proximité avec votre sujet et votre désir de faire un film accessible à tous les spectateurs (italiens ou non) ?
J’ai toujours dit à mes scénaristes Sandro Petraglia et Stefano Rulli que nous devions écrire un film compréhensible pour un enfant de dix ans, un enfant qui ne possède pas les informations sur le sujet, mais est très intelligent, comme tous les enfants. L’autre alternative consiste à se placer du point de vue d’un étranger qui ne connaîtrait rien à notre histoire nationale. Il ne faut pas présupposer que le public connaisse déjà quoi que ce soit au sujet traité. Aujourd’hui personne ne connaît plus rien. Par exemple, pour Aldo Moro, il ne faut pas partir du principe que tous les spectateurs connaîtront le parcours politique de cet homme et son destin tragique. Moi qui ai vécu à l’époque où il était en fonction, je connais son caractère, ses mots, ses tics, sa voix. Donc, en tant que cinéaste, je dois faire comprendre la sensibilité de cet homme, sa singularité politique, sa différence avec les autres Démocrates chrétiens, au-delà de sa photo dans un livre d’histoire. Il faut le reconstruire en tant que personnage, le raconter comme une pièce importante du « romanzo di una strage ». Dans Piazza Fontana, même si on ne connaît pas l’histoire italienne, on comprend le rôle des différents personnages dans la machination. En tout cas, c’est en ce sens que nous avons travaillé.
Quand un film aborde la question du terrorisme, il se heurte à la question de la représentation de la violence, cette même violence qu’il entend dénoncer. À ce titre, vous opérez des choix stratégiques dans Piazza Fontana, en occultant cette représentation le plus souvent possible. Qu’il s’agisse de la mort de Pinelli et Calabresi, ou de l’attentat de la Piazza Fontana, les moments les plus durs sont toujours éludés.
Je déteste la violence ! Je choisis de filmer toujours les conséquences et de ne jamais montrer le geste fatidique. Je pense que la violence est un peu comme la pornographie, de l’ordre du voyeurisme. Dans un autre genre, lorsqu’un film montre un viol, il y a toujours quelque chose d’un peu morbide. Pour moi, on ne peut pas montrer un viol, pas plus qu’on ne peut montrer un camp d’extermination nazi en en fonctionnement. Certains actes de violence ne peuvent êtres montrées sur un écran, car ils ne peuvent humainement être vus. Il s’agit d’une question d’éthique, mais tout dépend du cinéma que l’on souhaite faire.
La particularité de Piazza Fontana, c’est de laisser surgir une émotion sans chercher justement à créer cette émotion de manière factice. D’ailleurs, vos personnages sont toujours en retenue d’un point de vue émotionnellement, comme sur une corde raide. Mais tous ces personnages sont inspirés de personnes réelles au destin intense. Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs pour construire ces doubles fictionnels avec intégrité ?
Avec les acteurs de ma génération, c’était facile. Ils ont connu ce temps-là et s’en souviennent. Donc pour l’interprétation des personnages un peu âgés, la direction d’acteurs était facile. Pour les acteurs de moins de quarante ans, nés après les faits, c’était plus compliqué. Ils ont grandi dans une période très cynique de l’histoire italienne. À voir l’innocence dans leur regard, j’ai mesuré cet écart générationnel. Par exemple, Pinelli était un home très idéaliste, non-violent, et pas l’anarchiste révolté que l’opinion publique a pu en faire pendant longtemps. Ce genre de choses était difficile à expliquer, car il fallait briser des idées reçues bien ancrées dans la conscience des jeunes acteurs et leur permettre de découvrir les vraies personnes derrière les simples noms. Mais ils étaient très avides de se plonger dans ce projet et de comprendre les subtilités de cette histoire.
J’aimerais que vous me parliez des personnages féminins : la femme de Calabresi et la femme de Pinelli, deux personnages secondaires auxquels vous accordez un traitement très différent. Gemma Calabresi est très présente à l’écran mais presque mutique du début à la fin, alors que Licia Pinelli, d’abord discrète, devient vindicative à la mort de son mari. Ces deux personnages existent sur des tonalités très différentes. Comment cela s’est-il décidé dans la construction du film ?
J’ai connu la veuve de Pinelli en 1969, juste après la mort de son mari. C’était très émouvant pour moi, du haut de mes dix-neuf ans. Je la voyais si forte, si digne, c’était bouleversant. Je l’ai vu à de nombreuses reprises depuis quarante ans, mais le souvenir de cette première rencontre reste gravé dans ma mémoire. Je n’ai pas connu la veuve Calabresi à l’époque, mais je l’ai rencontré pendant la préparation du film. Elle m’a confié quelque chose qui m’a beaucoup touché : elle connaissait parfaitement tout le drame de son mari à l’époque, mais elle ne voulait pas lui faire comprendre qu’elle savait. Donc, pour se tranquilliser, ils se mentaient en fait l’un à l’autre. Ils s’aimaient, mais ne parvenaient jamais à se dire la vérité sur leur état émotionnel respectif. Leur relation me paraissait très forte et j’ai essayé de retranscrire cette tension à l’écran. Après la mort de Calabresi, sa jeune veuve a fini par refaire sa vie. Elle n’a été que trois ans avec Calabresi, mais ces trois ans de vie commune ont informé toute son existence. C’est terrible pour une femme dans la vingtaine voir sa vie se résumer à trois années à l’issue terrible, trois années transformées en faits nationaux dans l’histoire de l’Italie. De l’autre côté, la femme de Pinelli a été condamnée à devenir le symbole de la justice déniée. Ce sont deux femmes condamnées par l’histoire à être pour toujours dans l’uniforme de la veuve éplorée. Chaque rencontre les ramène à la mémoire du deuil, inlassablement.
Ont-elles vu le film ?
Elles ont toutes les deux vu le film et ont été très troublées. J’ai vu le film avec la veuve Pinelli, car on est devenus amis. Mais je sais qu’elles ont toutes les deux apprécié le film. Pour Pinelli, tout le monde savait déjà qu’il était innocent. Mais dans le cas de Calabresi, tout le monde était convaincu de sa culpabilité dans la mort de l’anarchiste. Le film rend justice à la mémoire de cet homme et à son engagement éthique dans son travail.
Comment le film a‑t-il été reçu en Italie par le public ?
Pour les jeunes, c’était un film très intéressant car il s’agissait d’une découverte. Parmi les gens de ma génération, les anciens soixante-huitards, jamais contents, ont beaucoup discuté la thèse avancée par le film. Piazza Fontana réhabilite la figure du commissaire Calabresi, que beaucoup de gens préfèrent maintenir dans le cliché du flic corrompu, formé par la CIA et servant des intérêts extérieurs. Pour ceux-là, rien ne peut changer ! D’ailleurs, certains sont devenus berlusconiens, mais dès qu’on parle de 1968, ils se comportent comme des vieux militants dans un élan nostalgique stupide. (rires) Mais d’autres personnes de ma génération ont accepté la réalité proposée par le film et ont découvert un autre regard possible sur les faits. Le film a suscité un débat très fort. La presse s’est mise à décortiquer tous les faits à nouveau, débordant la critique du film pour discuter les événements de l’affaire. Chaque jour, les colonnes des journaux alimentaient la polémique. Mais, ce qui a le plus touché le public, c’était de voir un film qui aurait pu tomber dans le cliché du film politique militant, mais qui tendait plutôt vers un élan poétique. Le film a surpris, car il échappe aux genres.
Depuis le début de votre carrière, vous traitez toujours de sujets sociaux et politiques. Pour vous, ce sont les seuls sujets qui importent au cinéma ?
Quand j’ai débuté, mon modèle était… Bon, mon modèle était le cinéma de tous les pays, car le cinéma n’a pas de nationalité ! Mais, quand même, la tradition italienne est celle d’un cinéma qui raconte sa société. C’est vrai avec Ponti, Rosi, Bellocchio, Bertolucci, les frères Taviani. Donc je pensais qu’il fallait être dans cette tradition. En plus, j’ai commencé au début des années 1980 et il y avait une vraie crise dans le cinéma italien. On proposait alors beaucoup de comédies et l’on avait oublié cette tradition de cinéma citoyen. Je préférais donc être dans un domaine peu fréquenté à l’époque et j’ai suivi ma nature. J’ai essayé de faire des films dans le même genre que ceux que j’aimais. (un silence) Mais j’aurais aussi aimé faire des musicals ! Il ne faut rien exclure !
Une particularité de votre parcours, c’est d’avoir à plusieurs reprises fait des films prévus pour la télévision, mais finalement distribués en salles (Nos meilleures années en 2003, Une histoire italienne en 2008). Dans le milieu cinématographique, on peut entendre dire beaucoup de mal de la télévision en général, de la télévision italienne en particulier. Et pourtant, cinéma et télévision ne sont pas deux continents séparés pour le cinéaste Giordana, semble-t-il ?
Un film à la télévision reste un film. Quand on fait un film pour la télévision, il faut le faire comme s’il s’agissait d’un film pour le cinéma. Je n’ai jamais compris que l’on fasse la différence. Ce n’est pas vrai que la télévision nécessite plus de gros plans. Il faut utiliser l’échelle de plans comme on le ferait au cinéma, en fonction de ses intentions de réalisation, et non en fonction du support de diffusion. C’est un grand défi de travailler pour la télévision, mais c’est très intéressant car la télé permet l’alphabétisation d’un pays. Une mauvaise télévision, c’est comme une mauvaise école. Donc, si vous avez l’occasion de travailler pour la télévision, vous devez chercher à l’améliorer. Les contraintes de tournage sont les mêmes pour moi au cinéma et à la télévision. Le travail de direction d’acteurs est le même. Il y a peut-être quelques différences pour un directeur de la photographie, parce que le petit écran nécessite une image un peu plus lumineuse. Mais la post-production offre aussi une marge de manœuvre confortable aujourd’hui. Une fiction télévisée doit rester un film, et non ressembler à une émission. Donc pour moi, il n’y a aucune différence dans le travail de réalisation.
En France, nous ne voyons qu’une petite partie de la production italienne en salles et découvrons certains films dans le contexte bien particulier des festivals, ce qui biaise le regard porté sur votre cinématographie nationale. Que pouvez-vous nous dire de l’état actuel du cinéma italien ?
Quand j’ai commencé, le cinéma italien était en crise. Mais j’ai l’impression d’avoir toujours travaillé dans un état de crise. Aujourd’hui, notre travail est difficile, car il y a de moins en moins de salles d’exploitation en Italie… Et beaucoup moins qu’en France ! Il n’y a pas de petits cinémas et des salles « art et essai » comme ici. Rien que dans cette rue, un petit cinéma [NdR : Le Lincoln] passe Le Carrosse d’or de Renoir, avec Anna Magnani. Mais c’est incroyable ! On ne pourrait jamais voir une chose pareille en Italie… La plupart des écrans sont occupés par les films américains et les multiplexes ont tué les petites salles. En plus, les Italiens sont peu curieux de cultures étrangères. Si vous voyez peu de films italiens dans vos salles, les Italiens ne voient presque aucun film français ou allemand. Il existe bien des rétrospectives de cinéma autour de cultures lointaines, mais ce sont des événements trop rares. Un film splendide comme Une séparation, qui a fait beaucoup d’entrées en France, a été un échec total en Italie. Nous sommes dans une situation de crise culturelle : c’est vrai au niveau du cinéma comme du livre. Notre pays est devenu très ignorant par rapport aux autres pays d’Europe…