Dans son second film, Fabienne Berthaud suit deux sœurs, l’une fantasque jusqu’à la dépendance, l’autre cadrée par un mode de vie aussi confortable qu’étouffant, qui se retrouvent face à face après la mort de leur mère. Au plus près des sensations et des ambiances, l’écrivain et réalisatrice adapte son quatrième roman avec talent mais hésite tout comme ses personnages entre liberté et conformisme.
Lily, dans cette belle propriété perdue dans la campagne, est le grain de folie qui tranche avec le reste de sa famille. Très vive et hyper-créative, elle est cependant bien trop incontrôlable pour être indépendante. Sa sœur Clara est partie travailler dans un cabinet d’avocat et y a studieusement épousé le jeune patron. Lily est restée chez sa mère, entre le jardin et la forêt qu’elle adore, au milieu des animaux, vivants ou morts (elle est passionnée de taxidermie), de créations en tous genres faites de peaux, fourrures de rongeurs, déchets divers qu’elle expose sur ce territoire. Très vite la mère meurt et Clara doit choisir comment encadrer Lily. Plusieurs thèmes traversent Pieds nus sur les limaces. La normalité et le regard des autres, d’abord, et ce qu’est de vivre un handicap. Mais peu à peu, et croissant en importance, c’est la question, prépondérante en ce millénaire dont les cadres sociétaux s’uniformisent et écrasent, du choix de vie entre stabilité (Clara) et marginalité/liberté (Lily). Clara est jouée par Diane Kruger, d’une superbe douceur, patience et fascination pour l’incontrôlable logique du personnage de sa sœur, sa perpétuelle vie au présent. Il est remarquable de la voir exprimer avec tant de précision des sentiments aussi complexes, multiples et évolutifs, que ceux qui lient les membres d’une fratrie. Même la beauté froide de son visage aux traits parfaits est au diapason du refus naissant d’un rôle social (être l’épouse d’un avocat très propre sur soi). Les actions les plus absurdes sont accueillies par un sourire qui contient tout à la fois la patience maternelle, la dureté du parent pris au piège de la dépendance, et la malice d’une tentation de briser elle aussi tout carcan. Lily est interprétée par l’étonnante Ludivine Sagnier, transformée physiquement, rajeunie, qui évite de jouer sur le trouble sensuel de la femme enfant. Lâchée dans son rôle, elle porte fortement le personnage, mais paraît par moments en roue libre sous l’œil fasciné de la réalisatrice, tant son excentricité est aussi constante que harassante.
Écrivain et cinéaste, Fabienne Berthaud avait réussi un beau premier film en 2006, dont la mise en scène souvent proche du clip raisonnait avec son sujet : le monde du mannequinat qu’une Diane Kruger malade traversait. Pieds nus… est l’adaptation de son roman éponyme paru en 2004, pour lequel, sans l’avoir lu, on sent une envie rétrospective de s’attarder sur l’univers étonnant de Lily, ses créations, ses objets, son rapport puissant et primaire à la nature. Il s’agit donc en premier lieu d’une approche par la sensation, à la fois directe en s’immergeant dans la nature, dans la brutalité de ce que fait Lily, et entourée d’effets plus ou moins discrets visant à augmenter la puissance du visible, et de l’invisible lien entre Lily et son environnement. C’est la première des hésitations qui parsèment le film. Entre le brut, de l’image, de la femme Lily y compris de son corps, de ses actions, et l’enrobé, le « clipesque », parfois tirant vers le mélodramatique, Berthaud semble ne pas trouver l’exact équilibre malgré une évidente habilité sur ces deux tableaux opposés.
Pieds nus… hésite entre plusieurs directions qui pourront sinon perdre, au moins désarçonner les spectateurs. Il semble que deux envies cohabitent, celle évidente de filmer deux femmes et le flux de leurs rapports, et celle de suivre le cadre d’un scénario très construit, d’une direction claire, loin de la chronique. Influence revendiquée : Cassavetes, jusque dans la manière de filmer, à deux caméras, une en champ large, l’autre mobile, se tortillant pour capter au plus près le rendu de longues scènes. Mais est-ce la présence du scénario, le goût du paysage ? La puissance ne se développe pas comme chez son maître ou chez Pialat, autre référence dans l’art de cuisiner les tensions familiales. Moins de puissance également que dans La Vie au ranch, où pour le coup et malgré une apparente évolution scénarisée, l’énergie passe davantage entre les femmes filmées. Chez Berthaud cependant, l’émulsion doit échapper à la parole, d’où une difficulté supplémentaire à y parvenir.
On n’est pas loin parfois d’avoir envie d’une radicalité autre, plus proche du mental quitte à délaisser la narration et s’abîmer dans le superbe univers de Lily, créé par Valérie Delis, quelque part entre les assemblages de Bellmer, de Niki de Saint Phalle, et le « Village d’Art Préludien » de Chomo.
De même, hésitation autour de la psychologie, au-delà de l’évident poids du décès des parents, de la différente gestion des crises par les deux sœurs, on craint régulièrement le basculement dans une vision à la morale manichéenne (la scène des trois adolescents qui semble d’abord annoncer un viol, ou l’arrivée chez les deux sœurs des trois vagabonds en camionnette). Berthaud retourne ces scènes, contourne le drame attendu, mais à tel point que l’imaginaire canalisé fait systématiquement volte-face pour transformer ces personnages inquiétants en porteurs de rêve et d’évasion. De ce fait, le carcan bourgeois qu’envisage de dépasser Clara n’explose que dans un romantisme lui-même bourgeois.
Pieds nus… est un film complexe, multiple, indéniablement riche et doué mais qui se perd dans cette richesse. Qu’on soit séduit ou non, il ne dépasse pas le charme pour pousser vraiment à une réflexion sur le refus d’une vie familiale classique ou le concept de normalité. À l’autre bout, comme on l’a vu, il refuse également de devenir mystérieux voire inquiétant (Lily est tout de même à mi-chemin entre l’artiste et le serial-killer). Le dépassement de ces limites aurait pu être pour les spectateurs le démultiplicateur et surtout le prolongement des sensations auxquelles Fabienne Berthaud porte une telle attention.