Après le remarqué Frankie (2006), Pieds nus sur les limaces est le second long métrage de l’écrivain Fabienne Berthaud. Adaptant ici son propre roman, elle réunit Diane Kruger (rôle principal de Frankie) et Ludivine Sagnier, qui interprètent avec brio une magnifique histoire de sœurs.
Le film s’ouvre sur la mort brutale de leur mère, avec laquelle vivait Lily (Ludivine Sagnier), en pleine campagne. Clara, elle, est partie pour la ville où elle travaille dans le cabinet d’avocats de son mari, qu’elle semble aimer sincèrement. Les deux jeunes femmes aimaient leur mère, sa perte les fait souffrir. L’enjeu du film n’est pourtant pas le deuil à accomplir. Après les funérailles, Clara rentre chez elle et laisse Lily vivre toute seule dans la maison familiale. Mais Lily est incapable de gérer sa vie, sa sœur décide donc de s’installer pour quelques temps avec elle. Et c’est leur relation, en même temps que leurs personnalités respectives, que le film va raconter magistralement.
Lily est un personnage des plus atypiques. Au début, nous croyons qu’elle est une enfant, au plus une préadolescente. Cette blondinette aime passionnément la nature, avec laquelle elle vit en harmonie. Elle ne travaille pas, ne va pas à l’école, elle passe son temps à gambader dans les champs, à se rouler dans l’herbe, à attraper des animaux morts qu’elle congèle avant d’utiliser leurs peaux pour confectionner vêtements et accessoires. La cabane qui lui sert de bureau est un véritable atelier de créateur, Lily la comblant de tous les objets qui constituent son monde (créé par l’artiste Valérie Délis, directrice artistique du film). Comme les enfants, Lily vit dans le moment présent, la responsabilité est un mot qui n’évoque rien pour elle, ni le souci de bienséance. Elle dit toujours ce qu’elle pense, sans se soucier des conséquences. Lily est excessive : elle mange ce dont son corps a envie, ne s’inquiète ni des quantités ni des circonstances encadrant ses repas (aucun problème pour elle à se gaver de chips qui traînent par terre, affalée sur un canapé, tout en embrassant un dindon domestique). Lorsque Lily a une idée en tête, il est vain de la dissuader de la mener à bout tant elle est sourde aux conseils et avertissements de la gens raisonnable. Lily est libre, elle est hors norme, les règles qui régissent la société n’existent pas pour elle.
C’est lorsque nous comprenons que Ludivine Sagnier n’interprète pas une enfant mais une adulte que son personnage prend une grande ampleur. Le choix de cette comédienne femme-enfant est des plus judicieux tant cette dualité est le fondement même du personnage de Lily. Ce dernier est né pendant le tournage de Frankie, qui se situait dans une clinique : Fabienne Berthaud a été frappée par une patiente dont elle s’est inspirée, dans son roman d’abord, maintenant dans son film. Femme-enfant, Lily est aussi une femme malade, qui flirte sans cesse avec la folie. Si elle est pleine de joie, de présence au monde et de jouissance spontanée, Lily connaît aussi des crises de désespoir, qu’elle manifeste physiquement avec violence. Grâce à ce tempérament bi polaire, elle développe une hyper sensibilité qui donne lieu à des scènes intenses, les émotions n’étant jamais en demi teintes. Agaçante parce qu’irresponsable, puérile et parfois égoïste par inconséquence, Lily est aussi un être émouvant, attachant et fascinant. Si vivre dans son monde la rend inapte à certaines choses, c’est aussi ce qui lui permet de faire preuve d’une générosité sans pareil. Lily donne sans compter, des cadeaux (les objets qu’elle fabrique), son temps, son attention, son corps (quel problème pourrait-il y avoir à coucher avec trois adolescents qui le désirent ?), choquant ainsi la morale. Par son attitude marginale, Lily pose des questions, à ses proches, au spectateur, elle invite à se remettre en cause (la vie que nous menons nous rend-elle heureux ? Se conformer à l’ordre établi ne nous prive-t-il pas de la liberté absolue à laquelle peut-être nous aspirons ?).
C’est ainsi que Clara, progressivement et avec une grande finesse, prend conscience que les choix qu’elle a fait ne la rendent pas heureuse. Au début, nous avons l’impression qu’elle est un personnage solide : quoique visiblement hantée par un événement du passé, Clara est mariée à un homme (Pierre) qu’elle aime et qui l’aime. Pierre est bienveillant, et fait preuve d’une grande patience lorsque le couple doit être présent aux côtés de Lily qui fait n’importe quoi. Clara a de l’argent, une vie sociale, un travail. Le spectateur la croit vraiment épanouie. Nous ne retrouvons ainsi en rien le schéma stéréotypé selon lequel nous pressentons que le personnage va mal, et que ce qu’il va vivre dans le film entraînera une prise de conscience qui lui fera changer de façon d’être. C’est avec Clara que nous découvrons qu’elle est malheureuse, en même temps qu’elle : cette révélation, qui a lieu presque imperceptiblement, surprend, tant le jeu de Diane Kruger et le scénario sont subtils.
Une fois Clara installée dans la maison familiale, une fois donc, « l’ennemi » Pierre (qui incarne trop la rationalité pour avoir le droit de s’immiscer entre les deux sœurs) repoussé (il reste en ville pour travailler), la relation entre les sœurs prend toute son ampleur. Cette dernière ne cesse d’osciller entre l’amour et la haine. Lily exaspère Clara, parce qu’elle est ingérable et parce que sa seule existence désordonnée remet en cause la vie rangée que Clara a fait l’effort de construire. Clara, elle, exaspère sa sœur lorsqu’elle la rappelle à la raison et qu’elle fait la sourde oreille à ses avertissements. Les émotions, tantôt ténues, tantôt exprimées avec rage, sont toujours passionnantes à observer. L’ambiguïté de ce qui se joue entre les sœurs (qui a en fait besoin de l’autre ?), de ce que chacune ressent, nous maintient toujours en éveil. Et c’est bien le plus beau cadeau qu’on puisse offrir au spectateur que de le solliciter ainsi sans cesse.
Film grave, traitant du deuil, de traumatismes passés, de folie douloureuse, des limites que pose la compréhension de l’Autre, de la rupture d’un couple, Pieds nus sur les limaces est aussi, et surtout, un film lumineux. Se déroulant dans le sud, en plein été, il baigne dans une ambiance bucolique des plus charmantes, servie par la lumière naturelle et la fraîcheur des comédiennes. Les plans, les êtres, le récit, tout respire dans cette histoire d’amour fou entre deux sœurs et de liberté absolue.
Chacune des comédiennes est à la hauteur de son complexe rôle. Diane Kruger parvient à rendre compte de la tension qui habite Clara, qui sent des choses sans pouvoir ni vouloir les exprimer, qui se combat elle-même tout en perdant progressivement l’envie de le faire. Ludivine Sagnier, elle, se donne toute entière à Lily, qu’elle finit par ne plus interpréter mais par être, dans toute son ambivalence.
La grâce du film laisse deviner les méthodes de travail de la cinéaste qui, citant John Cassavetes, ne coupe pas ses prises, emploie une lumière naturelle, pousse les acteurs hors de leurs réflexes, filme à deux caméras, l’une à l’épaule, l’autre pour les plans d’ensemble, nous permettant ainsi à la fois d’être proches des êtres et de cerner leur interaction avec leur entourage. Cette approche là étant bien l’une des plus difficiles à réussir au cinéma, nous ne pouvons que faire confiance en la capacité de Fabienne Berthaud de passer des mots aux images.