Si on considère, comme Cocteau, que le cinéma revient à « filmer la mort au travail », alors un film sur la mort au travail, prenant l’idée à la lettre, peut a priori paraître d’une redondance pénible, à moins que le réalisateur ne sache subvertir cette littéralité. Andreas Dresen n’est pas étranger aux sujets « tabous » de notre société plus pudibonde qu’elle ne se l’avoue, et qu’il conviendrait de rendre à leur statut naturel à nos yeux (tels que le sexe chez les personnes âgées dans Septième ciel, film défendu par certains des nôtres). Dans Pour lui, il accompagne le calvaire du protagoniste Frank, atteint d’une tumeur au cerveau dont le suspense quant à l’issue se réduit rapidement au néant, dans tous les sens du terme. Si le cinéaste esquive pudiquement — et sans doute judicieusement — la question « tarte à la crème » de l’euthanasie (pas de Mar Adentro allemand en vue), si d’une manière générale il semble refuser sagement de dramatiser plus que nécessaire cette marche funèbre, il n’est pas certain que son expérience d’observation de la mort à l’œuvre soit des plus pertinentes. Signe de concentration rigoureuse autour du sujet, le film s’ouvre sans transition sur une scène aussi directe qu’efficace : un médecin annonce à Frank sa maladie, avec un embarras rarement vu aussi palpable au cinéma, tel un professionnel pris en défaut et s’efforçant de camoufler ses silences et ses hésitations. Cette première scène, précisément dans son observation de la gêne face à la fin inéluctable déjouant les efforts des experts, est aussi celle qui touche le plus juste. La suite, drapée de la rigueur et des bonnes intentions des partis pris de mise en scène, n’en ressemble pas moins à une expérience limite peinant à ouvrir le regard sur autre chose que son propre tour de force.
Jeu de rôle
Dresen ambitionne de filmer la mort, la vraie, la version lente et douloureuse pour sa victime comme pour ses témoins. Refusant les mouvements de pudeur comme les louches de pathos, il donne de la dégénérescence, de la perte de contrôle progressive du corps et de l’esprit (affaiblissement, pertes de mémoire jusqu’à prendre une chambre pour WC, crises de colère, etc.), le spectacle le plus vériste possible, cherchant pour chaque symptôme une distance propre à montrer sans faire fuir ni racoler. Dans le même mouvement, en plaçant le malade au centre de chaque scène, il en fait le pôle d’attraction de son autre objet d’observation : les réactions de ses proches qui tentent, pour lui et pour eux-mêmes, de s’adapter à la situation, de faire prévaloir la vie alors même que la mort s’avance inéluctablement. Ce faisant, il amène le spectateur à faire partie de ces témoins, assistant à cette désagrégation et faisant l’effort de surmonter le dégoût qu’elle peut lui inspirer.
Une telle prudence, de telles intentions sont a priori louables. Seulement, les partis pris établis de Dresen peinent à se substituer à la fermeté convaincue de regard qui serait nécessaire pour échapper tout à fait aux pièges tendus par cette matière-là. Le récit de la dégénérescence passe, de façon prévisible, par des moments « choc » propres à tester la sensibilité de l’audience (les personnages-témoins et le spectateur) ; dans ces moments-là, même la conjonction de retenue et de souci de véracité fait difficilement oublier que le projet tient surtout à l’exploitation de ce spectacle-là, d’un corps humain peu à peu poussé malgré lui à faire des choses absurdes et exaspérantes, comme uriner dans la chambre de sa fille, piquer des crises de colère incontrôlée, ou s’imaginer voir sa tumeur dans une émission télé. Il faut un certain procédé pour éviter que le personnage soit réduit tout à fait à l’état de bête de foire asservie au récit : le journal filmé que réalise Frank avec son iPhone et dont les images numériques hantent épisodiquement le film, subsistant même lorsque le cerveau du malade n’est plus guère en état de penser cet acte d’enregistrement, suggérant ainsi la lutte persistante de l’esprit dans ce corps en perdition. Il n’empêche que le jeu d’équilibriste qui fait tanguer la perception de la démarche du réalisateur (insistance courageuse ou racolage sournois ?) reste tendu. Et puis, il est difficile d’accepter l’évaluation morale bon marché à laquelle prépare le jeu de rôle imposé par le film au spectateur. Nous plaçant dans la même position que ces personnages qui regardent un des leurs se dégrader contre les règles de bienséance, nous faisant partager l’exaspération et les efforts qui répondent à ce spectacle dérangeant, Pour lui n’évite pas de nous poser la question banale, facilement moralisatrice et assez antipathique qui accompagne la plupart des illustrations audiovisuelles de « faits de société » : « Et vous, à leur place, que feriez-vous ?»