Une famille palestinienne et ses cinq enfants mènent une vie qu’on pourrait croire tranquille, jusqu’au jour où les soldats israéliens décident d’occuper leur maison. Le chef de famille, Mohammad, ne veut en aucun cas partir, et la cohabitation s’installe dans une atmosphère de tension et d’angoisse prégnante. Toute la force du film réside ainsi dans la puissance d’évocation de ce huis-clos, qui ne dit rien du contexte politique ni du conflit en tant que tel, mais exacerbe les formes de violence et de résistance en les concentrant dans le microcosme qu’est la maison occupée.
Mohammad, le père, professeur d’anglais, figure de l’homme lettré et flegmatique, affirme dès les premières images qu’«être réfugié, c’est ne plus exister ». Son combat et sa logique vont en ce sens, ne pas céder à l’engrenage de la violence des occupants et afficher un pacifisme sans faille quelles qu’en soient les conséquences. Ce personnage, incarné par l’acteur Mohammad Bakri (prix de la meilleure interprétation masculine au festival du film de Locarno), représente à lui seul toute la dimension réflexive et implicitement politique du film, dont la portée reste uniquement sous-jacente. La seule forme de résistance adoptée par la famille palestinienne face à l’arbitraire manifeste et assumé de l’occupation israélienne réside donc dans le seul fait de rester là, chez eux, de continuer à vivre, envers et contre tout, malgré la peur qui envahit leur quotidien. Cette résistance pacifique met l’armée israélienne dans une position peu confortable puisqu’elle ne peut être perçue que négativement.
Face à ce parti pris pro-palestinien et à la construction d’un rapport de forces très tranché bien que représentatif de la réalité du conflit, on peut craindre dans un premier temps de tomber dans le manichéisme (civils/soldats, occupés/occupants, pacifisme/violence), et ce d’autant que la dimension politique et le contexte sont délibérément gommés d’un film qui est presque construit comme un documentaire de guerre.
Mais, l’hyperréalisme des images et l’urgence perpétuelle des scènes générée par l’usage de la caméra à l’épaule, sont mis au service d’une description de plus en plus fine et nuancée des relations entre occupants et occupés. En effet, l’ambivalence des rapports qui se nouent au sein de ce microcosme de la guerre israélo-palestinienne porte à réfléchir : les soldats israéliens usent de leur pouvoir en distillant une atmosphère de tension difficilement supportable et leur parcage de la famille dans le salon ne peut que sembler intolérable. Pourtant, ce pouvoir se manifeste essentiellement dans la dissuasion. Ainsi, lorsqu’on voit l’un d’eux jouer de la flûte, ou regarder un match de football, le soldat s’efface au profit de l’homme, avec ses doutes et ses interrogations. Eux aussi finissent par se questionner sur le sens de leur présence dans cette maison et sur la finalité de cette persécution psychologique. Mais la relève arrive et l’occupation s’auto-perpétue malgré l’absurdité de la situation…
Inversement, la complexité des positions de chacun est bien représentée par la fougue combative de Mariam, l’adolescente, qui ne comprend pas la passivité de son père. De même, le réalisateur sait rendre compte des aspirations de chaque personnage par une rapide intrusion dans leurs rêves. Se profile alors l’impression qu’ils sont sans cesse au bord du gouffre, à l’image de Jamal, le fils le plus âgé, qui, s’il parle peu, semble fasciné par les terroristes palestiniens, prêt à basculer lui aussi dans la violence.
C’est de ce fragile équilibre, sur lequel repose la notion même de dissuasion, que naissent l’angoisse et la nervosité qui pénètrent toute image de Private. Les jeux de lumières, le travail sur la couleur (jusqu’au grain même de l’obscurité) ne font qu’ajouter à la tension dramatique. Les cadrages sont précis et signifiants, tel le face-à-face du commandant israélien Offer et de Mohammad, dont les deux visages se découpent dans l’ombre, comme pour en souligner la perte d’identité au profit de l’assujettissement à un affrontement qui les dépasse.
Chaque action risque à tout moment de déclencher un engrenage mécanique et destructeur de violence. Le réalisateur l’illustre d’ailleurs parfaitement en plaçant le spectateur dans le faisceau du regard de Mariam, cachée dans l’armoire, observant les soldats israéliens, et risquant par là même la vie de son père… Par cette façon de jouer avec le feu, l’adolescente représente en ce sens la part de fascination qui existe dans sa relation à l’occupant. L’incompréhension mutuelle des deux camps, qui passe également par la différence de langue parlée (arabe/hébreu), est à cet égard effacée lors de ces scènes : en effet, si nous sommes placés dans la position de Mariam, les dialogues des soldats sont sous-titrés et donc compréhensibles, alors que la jeune fille ne peut manifestement pas les comprendre. Ce qui peut ainsi apparaître comme une contradiction n’en sert pas moins le rapprochement autour d’une certaine humanisation des personnages qui est en ce sens symbolisé par le réalisateur.
Film conçu à la manière d’un documentaire, mais construit comme une fiction (le tournage s’est en fait déroulé dans le sud de l’Italie), Private réussit, malgré quelques fausses notes au début, le pari risqué de représenter le conflit israélo-palestinien à échelle réduite. D’un côté, l’occupation armée, insoutenable jusqu’à l’absurde, de l’autre, une forme de résistance pacifiste qui va jusqu’au bout d’elle-même pour ne pas perdre le peu qui lui reste : ses valeurs et sa dignité.