Lors de sa présentation en compétition à la dernière Mostra de Venise, Hungry Hearts a suscité des sentiments bien mitigés dans nos colonnes, tant le gouffre entre les intentions, passionnantes, et le résultat semblait immense. Il est vrai que cette histoire de passion démente d’une mère vegan pour son fils, qu’elle refuse de nourrir de tous aliments d’origine animale, ne tient pas complètement ses promesses. Le film est brouillon, erratique, un peu foutraque par instants, et saute d’un régime à l’autre sans parvenir à pleinement développer une forme à même de retranscrire les variations psychologiques des personnages. Pourtant, en dépit de ses indéniables faiblesses, et d’une facture moderniste toc (angles obliques empruntés à The Servant et frémissements incessants de la caméra), Hungry Hearts parvient toutefois à capter notre attention ici et là, grâce à l’étrange place qu’il réserve à l’opposition entre végétalisme et carnisme.
Les deux « madre »
Au grand dam de son mari, Jude (Adam Driver, impeccable), Mina (Alba Rohrwacher) plonge progressivement dans une névrose hygiéniste dont le végétalisme n’est qu’un symptôme parmi d’autres d’une obsession pour la pureté. Si ce postulat caricatural risque de faire bondir nos amis végétalistes sur leurs sièges (d’autant plus que le régime alimentaire est ici rapidement désigné comme la cause du dépérissement de l’enfant), le cinéaste se détourne pourtant assez vite de cet horizon du portrait vitriolé d’un couple bourgeois et de ses « manies » culinaires. Au fond, Costanzo fait plutôt du végétalisme le terreau d’une piste fantastique, où la question de l’alimentation de l’enfant sert de socle à un récit d’emprise d’un corps vierge (le bébé, qui jusqu’à la fin demeure anonyme) par deux « madre » : Mina et Anne (Roberta Maxwell), sa belle-mère. Et là, force est de constater que les deux femmes sont logées à la même enseigne (et par extension les deux régimes alimentaires qui leur sont associés) : elles sont, littéralement, représentées comme des sorcières. L’une avec son teint blafard, et ce visage famélique strié d’une étrange tâche sur la paupière et durcie par un nez pointu ; l’autre terrée dans sa demeure embrumée où trônent d’inquiétants trophées de chasses, et un poster de rock-star au nez crochu placardé juste au-dessus du berceau de l’enfant.
Végétalisme et carnisme sont de la sorte renvoyés dos à dos par le scénario comme deux incarnations d’un culte païen et secret, primitif dans un cas (les fioles et recettes ésotériques que concoctent Mina), plus propret et ritualisé dans l’autre (maison inquiétante et solennelle où l’on cuit des steaks dans une cuisine cadrée comme un autel). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Jude court se réfugier dans une église pour nourrir de jambon son bambin affamé, seul refuge qu’il a trouvé pour substituer le petit gringalet aux mains de sa mère opiniâtre. Et il n’est guère anodin non plus (le film n’est symboliquement pas des plus légers) que le basculement de la mère dans une psychose mystique coïncide avec son évanouissement devant un barbecue. Quant au dénouement final, que l’on ne racontera pas, il confirme, à défaut de nous enthousiasmer, que la piste d’un récit arc-bouté autour de ces deux figures maternelles était belle et bien celle qu’il nous fallait suivre.
Seulement, et c’est là que le film déçoit beaucoup, cet alliage de pistes séduisantes dont on peut recomposer le liant à l’écrit explose en vérité à l’écran, tant Costanzo multiplie les embardées narratives et s’entête à vouloir greffer cette matière atypique à l’histoire d’un père-courage, tiraillé entre l’amour qu’il éprouve pour sa femme et son désir de sauver leur enfant. Surtout, l’aspiration fantastique de Hungry Hearts, bien visible tout le long du film (y compris dans la scène d’introduction, où les portes de toilettes d’un petit restaurant chinois se bloquent mystérieusement et emprisonnent les deux protagonistes encore étrangers l’un à l’autre), est entravée par un montage proche de la catastrophe, qui multiplie les fondus au noir faute d’idées de raccords et lie deux récits paradoxalement trop désharmonisés pour distiller une véritable ambiguïté. La plongée névrotique de la mère – figure univoque incapable de susciter un malaise comparable à l’étrangeté poisseuse de Rosemary’s Baby, référence explicite mais bien mal assimilée du film – se heurte à la chronique d’un couple en pleine tempête où les rôles sont trop rapidement définis (le mari est droit dans ses bottes, la femme devient de plus en plus désaxée) pour entretenir la flamme du mystère. Il aurait fallu à la fois davantage d’épure narrative et d’hétérogénéité de la forme, bien sage sous ses parures dissonantes, pour donner corps à cet intrigant projet.