Après le conflit israélo-palestinien (Private, 2004, Grand Prix du festival de Locarno), c’est le conflit intérieur que Saverio Costanzo met en scène dans ce film inspiré du roman de Furio Monicelli, Larmes impures (paru en 1960 sous le titre : Le Jésuite parfait). Andrea, en pleine crise existentielle, entre dans un noviciat vénitien pour y tester sa foi et se (re)trouver. La dramatisation inattendue de la mise en scène donne un relief plutôt original à ce film, qui questionne avec une certaine finesse les notions de liberté et de connaissance de soi. Malheureusement, le film échoue à nous faire participer intimement aux errances du personnage et à nous impliquer véritablement dans son difficile parcours.
In Memoria di Me emporte son spectateur au cœur d’un noviciat sur l’île de San Giorgio Maggiore, grande bâtisse sculptée d’ombres et de lumière, faite de couloirs austères et de cellules silencieuses. C’est dans ce lieu consacré au recueillement avant l’entrée dans les ordres qu’Andréa vient mettre sa foi à l’épreuve. Pour se libérer de ses doutes, ou les confirmer. Confronté à lui-même, confronté aux autres novices, à leurs angoisses comme à leurs certitudes, le personnage entame un parcours douloureux, qui le mène aux portes du renoncement.
Deux heures de huis clos dans un monde voué au silence, une quête existentielle et spirituelle, voilà qui semble clair : In Memoria di Me en rebutera plus d’un. Et pourtant… Amateurs de suspense, ne passez pas si vite votre chemin, car l’une des plus grandes réussites de ce film est précisément d’avoir su dramatiser avec brio les cheminements spirituels des novices, leurs angoisses, leurs doutes. Grâce à une remarquable utilisation de l’espace et de la lumière, le film plonge à plusieurs reprises dans une atmosphère qui frôle le fantastique et crée à partir de rien – les errances nocturnes des novices angoissés – une tension digne d’un bon polar. Le cadre est idéal, qui resserre l’intrigue dans un huis clos insulaire et enferme ses protagonistes dans un immense monastère fait de longs couloirs vides et de cellules austères. La règle du silence fait du jeu des regards un mystère angoissant, et du noviciat un monde où l’on s’observe, s’épie, et se suit en cachette. Les scènes nocturnes notamment sont le lieu d’un suspense palpable, un temps où les ombres apparaissent, et disparaissent, où le moindre bruit de pas ou de clé résonne démesurément, et sonne comme une menace. La caméra relaie alors très bien la tension qui s’installe et s’accroît, qu’elle prenne en gros plan le visage d’Andrea, attentif à ces bruits mystérieux, ou se lance avec lui dans une filature de ces novices – Panella, puis Zanna – qui errent dans les couloirs la nuit, ou se réfugient dans l’église, où un espion rôde. La lumière aussi, qui joue de l’obscurité et des contre-jours ; la bande-son enfin, qui alterne un silence par moments rendu plus dense par d’inquiétantes notes de musique égrenées au piano, et des valses joyeuses dont on se demande parfois ce qu’elles dissimulent. Et que penser du Père Supérieur, qui rappelle que la délation est la règle, et n’hésite pas à mentir, « parce que c’est juste ». Sans compter que le personnage est incarné par André Hennicke, dont le physique n’est pas sans ressemblance avec le pseudo-mafieux russe des Promesses de l’ombre, Viggo Mortensen. Un visage anguleux, impénétrable. Pourtant, non, le film n’est pas un polar, et l’intrigue… est bien tout simplement celle du cheminement spirituel d’Andrea, et aussi de Panella et de Zanna, un cheminement que seul menace… le doute, le renoncement.
Un monastère vénitien sur l’île de San Giorgio Maggiore, un personnage en pleine crise existentielle et spirituelle : c’est sans nul doute de la rencontre de ce lieu et de ce personnage que naît la puissance évocatrice d’In Memoria di Me. Le monastère devient la métaphore de la conscience du personnage, de ses questionnements : le grand couloir qui mène aux cellules des novices ne figure-t-il pas le trajet intérieur du personnage, et les doutes qui l’assaillent, les choix qu’il faut faire, comme ces portes qu’il décide, ou non, d’ouvrir ? Le chemin de la vie aussi, qui avance à tâtons et traverse alternativement l’ombre et la lumière, comme ce couloir, précisément, et comme le film dans son entier, marqué par une alternance forte du jour et de la nuit. Mais il est dommage que cette mise en scène du décor – servie par une très belle photographie – ne soit pas secondée par l’instauration d’un rapport plus intense, plus intime, du spectateur au personnage. Le film a le mérite, il est vrai, de ne pas asséner de vérités inébranlables et univoques, de laisser le spectateur libre de sa pensée. Dans la révolte de Zanna et dans l’attitude d’Andrea se révèlent deux manières de vivre la foi, et Saverio Costanzo ne juge pas. La foi, la liberté, l’obéissance, le repli en soi et l’ouverture sur l’autre, l’engagement, le renoncement, sont questionnés, sans que ne soient assénées de vérités schématiques, car le film est à bien des égards une illustration du « connais-toi toi-même » cher à Socrate. De l’intime connaissance de soi naîtront les décisions justes. Et Andréa le dit clairement à Zanna, qui lui demande ce qu’il est venu chercher au noviciat : « moi-même ». Il est alors d’autant plus regrettable que l’on ne parvienne pas à véritablement suivre le personnage, dans ses doutes, dans ses peurs. Il se dégage du film une impression de froide extériorité, et l’on observe les personnages un peu comme des insectes dans un bocal, scientifiquement. Le jeu de Christo Jivkov, qui incarne Andrea, est pourtant très bon, et dans ce film où l’on s’observe et parle peu, où tout passe par le regard, il n’y a rien à reprocher aux acteurs. Mais il y a dans la manière de filmer Andrea comme une absence de chaleur, et l’on peine à s’attacher à ce personnage trop impénétrable, à suivre avec lui son cheminement intérieur.