En Australie, avant que des cinéastes du cru comme Peter Weir (Pique-Nique à Hanging Rock) ou George Miller (Mad Max) ne s’emparent eux-mêmes du territoire, de sa sécheresse et de sa dangerosité concrète ou abstraite, au moins deux cinéastes venus d’ailleurs l’ont fait, tous deux en 1971 : l’Anglais Nicolas Roeg avec Walkabout, et le Canadien Ted Kotcheff avec Wake in Fright. Des deux films, c’est ce dernier qui s’est fait le plus remarquer chez les « Aussies » à sa sortie, suscitant la polémique, notamment sur l’inclusion d’images authentiques de kangourous abattus, mais plus généralement sur la représentation de la population blanche de l’arrière-pays (l’outback). Le film prête indéniablement le flanc à de telles réactions, avec son air d’entretenir le clivage entre la civilisation (l’école, la lointaine ville de Sydney) et la sauvagerie (l’outback où règnent la sueur, la poussière et — élément fondamental, nous y reviendrons — la bière) ; on serait tenté d’y voir un annonciateur de Délivrance sorti l’année suivante. Seulement, alors que le film de John Boorman tend à se laisser griser par sa « grande thèse » qu’il traite avec une certaine grandiloquence, et que celui de Roeg dilue son sujet dans un formalisme symbolique discutable, celui de Kotcheff se laisse habiter par sa matière même, et s’emplit ainsi d’une dimension à la fois hallucinée et ouvrant le champ à une perception dépassant les facilités. Après près de quarante ans d’une quasi-invisibilité, la restauration et la reprise du film nous offrent l’occasion de partager cette hallucination.
Le personnage promis à un réveil brutal s’appelle John Grant. Ce n’est guère par plaisir qu’il est instituteur dans une petite ville de l’outback, enchaîné à son poste par une obligation financière d’État. Les grandes vacances venues, il entreprend de rejoindre sa petite amie à Sydney — destination prometteuse de plage et de volupté, mais où il n’arrivera jamais. Son arrêt à la ville minière de Bundanyabba (ou « le Yabba ») s’avère plus long que prévu : d’une étrange rencontre (bien arrosée) à l’autre, d’une expérience limite à l’autre, il se laisse entraîner des actions aux allures de rites primitifs (beuveries, jeu de hasard, chasse…) où des mâles blancs laissent éclater leurs bas instincts. Soit une descente aux enfers dont le jeune homme franchit lui-même les marches pour n’aboutir qu’au dégoût de soi.
« Eh mec, tu prends une bière ?»
Car il ne s’agit pas, comme dans Délivrance, de mettre un être civilisé au contact de la barbarie pour montrer comment il y répond ou s’y conforme. D’emblée, des signes suggèrent que cette régression répond à quelque chose de déjà tapi en Grant — ne fût-ce que sa façon d’écluser ses bières à grandes gorgées, trop vite, comme s’il s’agissait d’engloutir ses inhibitions et paraître plus viril qu’il est, plus intégré à cette white trash australienne. Grant est d’entrée de jeu candidat à sa propre souillure ; pour le découvrir, il lui faut juste le lieu adéquat, la pression des amitiés passagères (voir comme les mains du premier homme rencontré au Yabba, Jock Crawford, surgissent dans le cadre pour troubler la solitude du jeune homme), la clameur d’une foule… et quelques bières de plus.
La boisson s’avère une composante étonnamment essentielle de cet arrière-pays. Les gens d’ici la boivent comme de l’eau, et c’est tout naturellement qu’elle les plonge dans des états régressifs impressionnants, telle qu’une cataclysmique bagarre de bar partie de rien. Mais elle sert aussi à créer des liens : il paraît normal d’aborder un inconnu avec des canettes à la main pour lui en proposer une… Enfin, elle semble avoir des vertus de substitut, en l’occurrence à la sexualité, comme l’indique cette remarque émise sur Grant contant fleurette à l’épouse d’un hôte (l’une des trois seules apparitions féminines du film) : « Qu’est-ce qu’il a ? Il préfère tenir compagnie à une femme plutôt que boire une bière !» Le rapport de Grant lui-même au sexe se révèle pour le moins ambigu : quand ladite épouse s’offre à lui, il ne sait que vomir ; et le seul soupçon d’un acte sexuel l’impliquant (occulté par une ellipse) se produit sous l’effet de l’ivresse avec un de ses compagnons de chasse au kangourou, un médecin alcoolique (joué par l’excellent Donald Pleasance) — éventualité qui, au réveil, le plonge dans un désarroi indicible.
Il est compréhensible que les Australiens aient pu voir dans ce film un portrait sociologique peu flatteur, au point de souhaiter le conjurer plus tard avec une comédie à succès comme Crocodile Dundee. Mais Wake in Fright, film d’angoisse sans autre menace que celle que les hommes font peser, sans autre cadavre que ceux des animaux massacrés par pur plaisir, révèle une vision moins typée qu’on a pu lui prêter. Il impressionne réellement parce que son évocation dépasse les contours sociologiques pour constituer un concentré cauchemardesque de la condition humaine. L’outback, avant d’être un lieu de perdition peuplé de monstres, s’y présente comme une zone réunissant les conditions pour que tout être humain qui s’y enterre s’expose à une telle dissociation de la civilisation. Du reste, Ted Kotcheff, s’abstenant scrupuleusement de toute posture moraliste, met l’accent sur les facteurs environnementaux et mentaux qui favorisent la perte de contrôle de l’être civilisé : la moiteur qui éclaire le paysage même la nuit, les éblouissements qui désorientent, les souvenirs et les chimères qui assaillent l’esprit en montage rapide. Wake in Fright, en tout cas, porte bien en germe l’inspiration territoriale à la lisière du fantastique qui aura nourri ce qu’on a depuis appelé la « nouvelle vague australienne », celle de Weir, Miller et d’autres qui se seront montrés moins stimulants (Phillip Noyce, Roger Donaldson…). Kotcheff, lui, n’est pas resté dans le coin. On l’a revu onze ans plus tard aux commandes d’un autre récit de refoulement communautaire, cette fois aux États-Unis, où le refoulé est une idée terrifiante (l’échec, celui de la guerre du Vietnam) incarnée en un homme qui ne se laissera pas faire. Le film : Rambo.