Il y a vingt-cinq ans, à l’heure où les deux grands vainqueurs du Nouvel Hollywood accordaient les violons de leur maturité respective (la virtuosité clinquante et nihiliste des Affranchis de Scorsese, contre la ligne claire du storytelling spielbergien, terreau d’un héroïsme forcené), Quentin Tarantino faisait une OPA sur le cinéma indépendant américain avec un petit film gonflé à l’épate, saignant et fun : Reservoir Dogs. Qui aurait cru qu’un quart de siècle plus loin, le rejeton d’un Scorsese plus apolitique que jamais dialoguerait avec Spielberg sur les cendres de Ford et du peuple américain ? Problème : virant la toile de fond purement cinéphilique de son œuvre pour la recouvrir d’un peu de politique (virage qu’Inglourious Basterds et Django n’entamaient qu’indirectement, d’abord occupés à venger l’histoire du cinéma), Tarantino, un peu décontenancé, se retrouve nez à nez avec son propre héritage. Mais si l’autopastiche a tout d’une impasse, on aurait tort de snober son plaisir devant la crudité des Huit Salopards, où esclaves, bourreaux, et tout l’édifice tarantinien s’enfoncent dans les eaux usées de l’histoire américaine.
Règlement de compte
Comme souvent chez Tarantino, mieux vaut prendre le récit par le milieu. C’est ici qu’à la faveur d’un coude narratif, la Minnie’s mercery, théâtre de ce huis clos hivernal planté sur les plaies non cicatrisées d’un Wyoming post-guerre de Sécession (on pense très fort à The Thing, auquel les présences d’un Kurt Russell suspicieux et celle d’Ennio Morricone – à son meilleur – font un gros clin d’œil, mais surtout au D.W. Griffith de Naissance d’une nation, qui réécrivit aussi le sort de l’Amérique le temps d’un long climax dilaté, auquel Tarantino apporte enfin sa réponse), est présentée comme un parfait petit havre de paix. À ce moment personne n’est dupe, et le spectateur sait déjà, alerté par la fumée qui s’échappe du melting-pot (comptant un chasseur de primes noir, deux racistes, un desperado, un chasseur de primes blanc, une renégate, un Européen raffiné et un Mexicain), que cette maison de poupée aux couleurs suaves d’une Amérique réconciliée, n’attend que de se faire pulvériser. À l’image de cette bonbonnière multicolore, rangée bien trop haut sur les étagères de l’utopie, l’idéal démocratique n’est qu’un bibelot sans usage, prêt à voler en éclat à la moindre secousse.
C’est ainsi qu’au terme d’une première partie toute en tension sourde, Tarantino place patiemment ses pions pour mieux faire durer le spectacle lancinant d’une nation damnée, purgée de héros qu’elle ne mérite même pas en rêve (ni en fiction). Aujourd’hui que Le Pont des espions précède d’un mois Les Huit Salopards, et alors que Lincoln et Django sortaient à quelques semaines de distance, la concomitance des Spielberg et des Tarantino fait plus que jamais défiler des blocs d’histoire américaine à intervalles réguliers. Mais si Spielberg s’emploie à maintenir coûte que coûte la tête de l’héroïsme démocratique sur les épaules d’une nation en proie à toutes les hypocrisies (celle des lynchages médiatiques, des procès déloyaux et des bricolages de la CIA, dans Le Pont des espions), le second fait carrément du mensonge, de l’imposture et de la paranoïa, les fondements pathologiques d’une société moribonde, incapable de faire coexister ses citoyens sous un même toit.
Autopastiche
Jamais Tarantino n’avait atteint une hauteur de vue comparable à celle qui fait des Huit Salopards une œuvre majeure. Recul par lequel, esquissant une représentation totalement déréglée de la société américaine post-esclavage (esclavage dont l’indigestion diffuse patiemment son héritage fécal), son huitième film s’élève non seulement au dessus de la chevauchée purement corrective de Django, mais sort pour la première fois du formol de sa cinéphilie. Si bien que les puissances du pastiche, autrefois réveillées pour le seul plaisir d’offrir un beau clin d’œil aux victimes de l’histoire des sous-genres, ont finit par déteindre sur son propre cinéma. Difficile d’imaginer il y a encore deux ans, que Tarantino synthétiserait tout le personnel héroïque de ses films en un peuple d’abrutis.
Drôle de tournant auto parodique à quoi s’ouvre une cinématographie dont la séduction tire, depuis Jackie Brown, ses fruits d’un manichéisme jubilatoire. Jusqu’à Django, jusqu’à l’exploitation des Noirs par les Blancs, jusqu’à l’asservissement d’un peuple sans défenses par une caste coupable, la présomption d’héroïsme est encore possible. Après quoi, une fois les Noirs rendus à leur libre arbitre, le tapi d’idéalisme se dérobe sous les lois conjuguées du talion et du sauve qui peut : ainsi du major Marquis Warren, héritier direct du personnage de Django, réduit ici à une figure de vieil affabulateur dont l’étoffe potentielle de héros craque sous les bombements d’une vie de mensonges et de frustrations. Et qu’il se glisse sous les traits du vieux majordome corrompu de l’enfer négrier de Candyland dans Django – Samuel L. Jackson, encore étincelant – n’a évidemment rien d’anodin : comment un Noir éduqué par les Blancs à une violence libératoire pourrait-il conserver le visage de l’innocence ? Django, libéré par les outils d’asservissement de son propre peuple, hérite ainsi du visage de la perfidie, payant au prix fort son drôle de pacte faustien avec le pays de l’oncle Sam.
Le mal, qui prenait dans The Thing toutes les formes possibles – gros melting-pot métamorphe, à l’image d’une société cannibale – refait ainsi surface sous les traits de l’imposteur. Alors que MacReady (Kurt Russell) est persuadé que l’un des pensionnaires de la mercerie n’est pas celui qu’il prétend, le récit bascule au moment de son empoisonnement, renversant subitement les règles du Cluedo. Dès lors, la question n’est plus de savoir sous quel masque se dissimule le monstre (comme chez Carpenter), mais qui d’entre tous peut encore être innocent. La réponse, limpide, est donnée dans l’épilogue. Scellée par la pendaison de la renégate, la réconciliation bordélique entre Marquis Warrend et Chris Mannix (renégat se fantasmant shérif) reflète le visage monstrueux de la fraternité : qu’un Noir ayant fui le gibet toute sa vie se retrouve à tirer la corde en se bidonnant, épaule contre épaule, avec le plus raciste de tous les salopards en dit long sur le sort que le cinéaste réserve à l’héroïsme. Si bien qu’à la question de savoir lequel, dans ce précipité d’Amérique, peut encore être innocent, Tarantino ne fait pas d’équivoque : aucun, évidemment.