Film iconique du genre post-apocalyptique, fustigé pour sa violence, initiateur d’une flopée d’ersatz ringards, point de départ de l’engouement pour l’Australie dans les années 1980 (souvenez-vous de Crocodile Dundee !), Mad Max ressort dans une copie restaurée. L’occasion de redécouvrir ce film à la fois culte et méprisé, premier volet d’une des meilleures trilogies d’anticipation, mais aussi de voir à quel point George Miller, cinéaste rare (sept films), avait déjà tracé les grandes lignes thématiques de son œuvre.
En 1979, après l’avènement de la « nouvelle vague » australienne menée par Peter Weir, sort sur les écrans un film de petite envergure ayant coûté la bagatelle de 350 000 $. Somme réunie par le réalisateur qui n’aurait pas hésité à faire des heures sup’ d’urgentiste la nuit pour pouvoir mener à terme son projet. Grand bien lui en a pris puisque ce premier long-métrage, Mad Max, entra dans l’histoire du cinéma comme étant l’un des films les plus rentables jamais tournés (il aurait rapporté plus de 100 000 000 $), révéla au monde le comédien Mel Gibson et imposa George Miller comme l’un des cinéastes les plus stimulants de sa génération.
Ce triomphe ne se fit cependant pas sans heurt puisque le film dut affronter de nombreux problèmes de censure, notamment en France Giscardienne où il sortit d’abord amputé de passages entiers dans le circuit très restreint des salles de cinéma X, avant d’avoir une distribution digne de ce nom, quelques années plus tard, après le succès du second opus, le génial Mad Max 2 : The Road Warrior (1981). Qu’est-ce qui scandalisa tant dans ce film au début des années 1980 ? À le revoir aujourd’hui, on est en droit de se poser la question, car si le film tient d’une certaine violence – pas tant graphique que psychologique – en matière de sang, de traumatisme et de visions cauchemardesques, les années 1970 en avaient vu d’autres (de Jaws à Massacre à la tronçonneuse).
Non, ce qui dérangea vraiment, c’est ce qu’on avait alors pris pour une apologie de la violence que le scénario semble cautionner bien volontiers. Max Rockatansky est un policier qui officie sur les longues routes d’un pays désertique (dont on ignore le nom) à une époque indéterminée où la société semble à deux doigts de sombrer dans le chaos. Les bureaux de police sont plus que délabrés, les routes sillonnées par des gangs de motards enragés et sexuellement dépravés et les agents de l’ordre paraissent eux-mêmes sur le fil du rasoir quant à leur équilibre mental. Bref, rien ne va plus. Sauf pour Max. As du volant, il est admiré de tous ses collègues, et ses supérieurs, devant la grande efficacité de son travail, veulent en faire un héros qui rassurera les masses populaires qui en ont bien besoin. Cette satisfaction professionnelle n’est rien comparée à la joie que lui procure sa très mièvre vie matrimoniale. Il aime sa femme (d’un amour chaste et innocent) et profite des pique-niques le week-end avec son fils et son chien. Grâce à cette existence proprette, il garde les pieds sur terre. Pourtant, lorsque son coéquipier et ami se retrouve carbonisé après une altercation avec une bande de voyous particulièrement sauvages, Max décide de jeter l’éponge et de prendre sa retraite, partant avec sa famille vers le nord. Mais quand cette même bande croise son chemin et s’en prend violemment à sa famille, il fait marche arrière, enfile son uniforme et se venge impitoyablement.
Ce qui frappe instantanément devant ce film, c’est le décalage entre l’histoire qui reprend les codes des vieilles séries B américaines réactionnaires et ivres de justice expéditive (particulièrement les westerns) et la façon qu’a Miller de la filmer. Car ce qui caractérise son style, c’est cette indéniable soif de cinéma que l’on reconnaît dans les amples mouvements de caméra, les nombreux fondus enchaînés et la netteté d’exécution qui rappellent le Scorsese des débuts (la prétention thématique en moins). Bref il y a du désir dans sa mise en scène et de l’affect pulsionnel dans sa façon de raconter ce scénario puritain. En fait, dès ce premier film qui étonne par sa maîtrise, Miller sait déjà comment nous guider vers ses sujets de prédilection et c’est à la lumière de ses œuvres récentes que l’on comprend mieux aujourd’hui Mad Max. Tout son cinéma est animé par la même obsession : l’envie irrépressible de sortir de son environnement et affronter le danger que ça représente, quitte à y laisser des plumes. Quête initiatique, recherche d’identité, découverte de soit, en réalité chacun de ses films est un récit métaphorique du passage de la puberté à l’âge adulte, vers l’éveil de la sexualité, évolution cruelle qui ne se fait pas sans douleur, mais à laquelle on ne peut pas résister. Du trio de femmes dont la libido est réveillée par le démon-pénis Nicholson (Les Sorcières d’Eastwick, 1987), au pingouin Mumble qui revient chez lui transformé et capable d’utiliser son corps (Happy Feet, 2006), en passant par le cochon Babe endurci par la vie citadine (Babe 2, le cochon dans la ville, 1998), tous ont dû souffrir avant de s’épanouir. Idem pour Max. Ce n’est pas à la violence qu’il tente d’échapper, mais à ses pulsions. Emmener sa très schématique famille en dehors des frontières, l’exposer au danger, c’est sa façon de répondre à son désir inconscient : s’en débarrasser, ce qui se traduit pour la femme et le fils par un brusque et terrible passage en hors champs. C’est certainement ça qui, fondamentalement, choqua le plus à l’époque.
Ainsi le chagrin de Max ne se fait pas dans des scènes de désespoir lacrymal, mais passe dans le durcissement de son regard, l’impassibilité de son visage et, comme le montre la fin du film, un certain apaisement émotionnel. Être devenu aussi sadique que les voyous, c’est s’être aligné sur leur sexualité libérée (ils ont manifestement un goût prononcé pour la bisexualité), sexualité dont il était privé avec sa femme avec qui ils se faisaient littéralement « des mamours à distance » (la question de son homosexualité serait d’ailleurs à creuser). Se délivrer des illusions de l’enfance, affronter la violence de la nature humaine, assumer ses pulsions, c’est de cette façon que George Miller affranchit la fiction du puritanisme et inscrit ses personnages dans le monde, en dehors de leur propre sphère. C’est à ce prix qu’ils deviennent libres. Car le dernier plan de Mad Max, sur l’interminable route qui défile sous ses yeux, montre peut-être tout simplement que plus aucune barrière ne peut l’empêcher d’avancer.